Une fille dit non. Son con­joint lui tient les poignets, la force et la pénètre. Le lende­main, un sondage sur Twit­ter demande si elle l’a bien cher­ché. Heureuse­ment, la scène s’est déroulée à la télé dans Plus belle la vie, la série de France 3, le 25 févri­er dernier. La pro­duc­tion a présen­té ses excus­es peu après pour ce sondage « inap­pro­prié et con­damnable ».

Mal­heureuse­ment, il ne sem­ble pas que le ques­tion­nement du com­mu­ni­ty man­ag­er soit un cas isolé dans la société française. C’est ce que laisse à penser le sondage Ipsos* du 2 mars 2016, « Les Français et les représen­ta­tions sur le viol et les vio­lences sex­uelles », com­mandé par l’association Mémoire trau­ma­tique et vic­ti­molo­gie. 40% des sondés con­sid­èrent par exem­ple qu’une femme est en par­tie respon­s­able de son viol si elle a eu une atti­tude provo­cante en pub­lic. Par ailleurs, les stéréo­types de genre per­sis­tent. Le vio­leur béné­fi­cie de cir­con­stances atténu­antes. L’environnement à risque est mal identifié.

Judith Trin­quart, secré­taire générale de l’association, con­fronte ces résul­tats à la réal­ité. Pour elle, ces représen­ta­tions biaisées résul­tent d’habitudes sociales et d’un imag­i­naire pro­fondé­ment ancrés dans la société.

Pam­pa Mag : Vous attendiez-vous à ces résultats ? 

Judith Trin­quart : Nous avons été sur­pris de voir que les con­séquences psy­chotrau­ma­tiques des vio­ls sont bien con­nues (95% des sondés), même plusieurs années après les faits (87%). Le reste ne nous a pas énor­mé­ment sur­pris. Nous nous atten­dions par exem­ple à la per­sis­tance des stéréo­types dans la tête des deux sex­es : la femme pour­rait pren­dre du plaisir à être for­cée (21%) ; les hommes auraient plus de mal à maîtris­er leur désir sex­uel (63%).

10%

Selon une enquête CVS INSEE-ONDRP réal­isée entre 2010 et 2015, seules 10% des femmes vic­times de vio­ls por­tent plainte. 51% ne vont pas con­sul­ter le moin­dre médecin. 

Y a‑t-il une dif­férence selon l’âge des sondés ?

Chez les 18–24 ans, les chiffres en faveur de ces clichés sont encore plus élevés. Alors que dans les tranch­es d’âge supérieurs, ces fauss­es idées s’étaient affaib­lies, ils réap­pa­rais­sent chez les jeunes. C’est cor­rélé à la banal­i­sa­tion de la pornogra­phie. Dès l’âge de 11 ans, les jeunes y ont accès. Dans l’apprentissage de la sex­u­al­ité, ils ne se tour­nent pas for­cé­ment vers leurs par­ents. Et il y a une carence d’éducation sex­uelle à l’école. Ils vont donc sur inter­net. Dans le porno, la femme n’est pas l’égale de l’homme. C’est un objet vio­len­té. Même quand elle dit non, ça veut dire oui. Si on la force, elle prend du plaisir. On retrou­ve les stéréo­types du sondage.

Vous par­lez d’un affaib­lisse­ment de ces fauss­es idées. Cela sig­ni­fie-t-il que la sit­u­a­tion était meilleure avant ? 

Il y avait eu une amélio­ra­tion depuis les années 1970 avec la libéra­tion sex­uelle. Aupar­a­vant, le viol n’était même pas véri­ta­ble­ment puni. Cela a changé en 1978 avec le procès d’Aix-en-Provence. [Trois hommes sont accusés de viol en réu­nion sur deux touristes belges les­bi­ennes qui cam­paient dans les calan­ques de Mar­seille]. L’avocate Gisèle Hal­i­mi a défendu les vic­times. Cela a été un com­bat pour faire com­pren­dre que vio­len­ter sex­uelle­ment des femmes était un crime con­tre la société. Tout le monde s’opposait à la con­damna­tion, même une bonne par­tie des fémin­istes. Ils dis­aient : « Il ne faut pas les con­damn­er, il faut com­pren­dre, on ne peut pas pénalis­er des hommes pour avoir exprimé leurs pulsions. »

La loi pénal­i­sait le viol, bien sûr, mais ce procès a per­mis dans les années 1970 de la faire réelle­ment appli­quer. Ce fut la pre­mière con­damna­tion d’auteurs de viol. Les assis­es sont racon­tées dans le livre Et le viol devint un crime, [de Jean-Yves Le Naour et Cather­ine Valenti].

« Même en cour d’assises, ces clichés persistent »

Ailleurs dans l’enquête, plus d’un tiers des sondés dére­spon­s­abilisent le vio­leur si la vic­time a eu une atti­tude provo­cante, por­tait une tenue aguichante ou si elle a flirté avec lui. Aviez-vous vu égale­ment un affaib­lisse­ment de ces représen­ta­tions par le passé ?

Celles-là ne se sont jamais effacées. Depuis que je suis médecin et femme, je les ai tou­jours enten­dues. C’est tou­jours la faute de la vic­time. Jusqu’à l’absurde. Je me sou­viens d’une fille juive ortho­doxe que j’avais soignée, vic­time de viol. Elle por­tait une jupe jusqu’en en bas des mol­lets, un chemisi­er bou­ton­né jusqu’à la gorge. La poli­cière lui a dit : « Mais regardez-vous, vous croyez que ça donne envie de vous vio­l­er ? » Elle ne la croy­ait pas. Soit on est trop décol­leté, soit on est trop moche donc pas désirable.

Tout cela dénote de la cul­ture patri­ar­cale dans laque­lle on évolue depuis des dizaines de siè­cles. Par le passé, les femmes étaient dom­inées. Les maris con­som­maient leurs épous­es et dirigeaient le cou­ple. La sex­u­al­ité de la femme, domes­tiquée, se met­tait au ser­vice de celle de l’homme. Main­tenant, si la femme n’est pas soumise, elle peut l’être de force dans le viol. Même en cour d’assises, ces clichés per­sis­tent. Il faut expli­quer que, certes la vic­time a eu une atti­tude séduc­trice, certes elle a dragué, mais cela ne dére­spon­s­abilise en rien l’agresseur. Les avo­cats, les policiers, les jurés ont par­fois du mal à l’entendre.

Les sondés jugent pour une bonne part que les vio­ls se déroulent le plus sou­vent dans un espace pub­lic (55%), par un agresseur incon­nu (44%), à l’adolescence (57%). Préjugé ou réalité ? 

Dans 90% des cas, selon notre enquête précé­dente, les vic­times con­nais­sent leur agresseur, et 81% ont été vio­lées étant mineures. Le cas le plus fréquent est un enfant de moins de 11 ans vic­time d’un inces­te. Le viol, tard dans la nuit, lorsqu’une jeune femme ren­tre seule par un parc, reste minoritaire.

« Violer n’a rien à voir avec la sexualité »

Cela induit des sit­u­a­tions dans lesquelles il est infin­i­ment plus dif­fi­cile de se défendre.

Lorsqu’un enfant est vic­time, la con­trainte sera plus psy­chologique que physique. Bien plus dif­fi­cile à com­bat­tre. Dans le film Mil­léni­um : les hommes qui n’aimaient pas les femmes, adap­té du roman de Stieg Lars­son, une scène bien faite répond à ceux qui pensent que la femme pour­rait mieux se défendre si elle le voulait (41%). La fille, pro­gram­meuse infor­ma­tique, a un tuteur légal. L’homme lui explique tout ce qu’elle va subir si elle n’est pas « gen­tille » avec lui : l’asile psy­chi­a­trique, les neu­rolep­tiques… Puis, il débou­tonne son pan­talon, descend sa braguette. C’est la pipe ou la psy­chi­a­trie. Elle n’a plus le choix. Elle n’a même pas besoin de dire non pour se faire violer.

Dans d’autres sit­u­a­tions, la per­son­ne est dans un état de sidéra­tion, de stress aiguë après un trau­ma­tisme intense (comme lors d’un acci­dent, d’une guerre, d’une agres­sion). Le cerveau pro­duit des sub­stances pour nous couper de nous-même. C’est une sorte de pro­tec­tion. La per­son­ne n’a plus de ressen­ti ni physique, ni émo­tion­nel. On est jeté hors de notre corps. Cela empêche de réa­gir. Des vic­times ont affir­mé avoir vécu la scène de l’extérieur, comme si c’était une caméra qui fil­mait. Elles cul­pa­bilisent ensuite, car elles n’ont pas cou­ru, elles ne se sont pas débattues, elles n’ont pas mor­du quand l’agresseur a intro­duit son pénis dans la bouche.

Les sta­tis­tiques du viol sont sous-estimées

65% des sondés esti­ment le nom­bre de vio­ls ou ten­ta­tives de viol à moins de 50 000 par an. En réal­ité, selon l’enquête CVS 2010–2015- INSEE-ONDRP, de 18 ans à 75 ans, il y en a 98 000 dont 84 000 femmes. Selon Judith Trin­quart, si on ajoute les mineurs et les plus de 75 ans, on arrive à plus de 200 000 vio­ls par an. 

N’est-ce pas un para­doxe dans une société sex­u­al­isée que le viol soit si mal connu ?

Non, car cela n’a rien à voir avec la sex­u­al­ité. Les gens con­fondent. Vio­l­er, c’est domin­er, asservir, maitris­er. Des per­son­nes agressent d’ailleurs avec d’autres objets que leur sexe : des couteaux, bal­ais, revolvers. On n’aime pas en par­ler car le sujet touche à la sphère géni­tale. Cela reste un tabou. Si on com­pre­nait qu’il s’agit unique­ment de vio­lence, l’aborder serait plus aisé. Un mag­a­zine avait titré « numéro spé­cial sex­u­al­ité », et dans les sujets on trou­vait l’inceste et la pédophilie. Rien à voir. Des tas de films, livres et chan­sons véhicu­lent cette image fausse. Jeune et jolie de François Ozon par exem­ple, on ne fait pas mieux comme nullité.

* sondage réal­isé auprès d’un échan­til­lon de 1 001 per­son­nes représen­tatif de la pop­u­la­tion française âgée de 18 ans et plus, selon la méth­ode des quotas.