« T’es qu’une salope. » « Tu pues le cul. » « Tu devrais avoir honte. » Ces mots, Camille*, Coralie*, Emilie* ou encore Emeline*, ont tout fait pour les éviter. Quitte à changer leur personnalité, ou à ignorer leurs désirs. Pour certaines, la technique d’évitement a fonctionné. D’autres ont été rattrapées par le machisme bête et méchant de camarades de lycée, de prépa ou de grande école, qui ne laissent rien passer. Au XXIe siècle, il n’est toujours pas de bon ton d’être trop libérée quand on est une femme. Pampa a relevé plusieurs témoignages de cet anachronisme.
Rester vierge pour préserver sa réputation
« Quand je suis entrée en seconde, je me suis rendue compte que je plaisais. Je n’avais aucune envie de me mettre en couple, mais j’étais attirée par les garçons. Alors, j’ai multiplié les relations courtes, sans engagement », explique Coralie. Elle fait alors en sorte de ne pas instaurer trop d’attache et de ne faire souffrir personne. Et surtout, pour éviter d’être stigmatisée, elle ne va « pas trop loin ». Comprendre : elle s’en tient à des baisers et des préliminaires, mais conserve sa précieuse virginité. « Je faisais en sorte de maîtriser mes pulsions sexuelles, si on peut dire ça comme ça. Je m’étais mis en tête que si je n’allais pas plus loin, ça ne compterait pas, et je ne serais pas vue comme la fille facile du coin. Naïveté, quand tu nous tiens… ».
Ces précautions ne suffisent pas. « On m’envoyait des textos pour m’insulter. Si j’arrivais en retard en cours, il y avait tout le temps quelqu’un pour crier : “elle doit être en train de se faire tringler dans les toilettes”. Dans la rue, devant les passants, on me faisait des remarques sur ma tenue vestimentaire. » Ce n’est qu’en s’éloignant de sa petite ville de campagne et de son entourage que Coralie a réussi à souffler.
Peu importe le milieu social, les normes qui pèsent sur les jeunes filles, et notamment les normes sexuelles, sont un leitmotiv des relations entre les adolescents. C’est ce que constate Caroline Janvre, chargée de mission au Centre régional d’information et de prévention du sida (Crips), lorsqu’elle arpente l’Île-de-France pour parler de sexualité avec des jeunes, dans des lycées et des CFA. « On entend souvent que les filles qui couchent sont des putes, alors que les garçons sont des beaux-gosses. Cette idée revient toujours, même si cela peut être dans un langage plus châtié pour certaines populations. » Depuis quelques années, cette stigmatisation des filles à cause de leur comportement sexuel a un nom : le slut-shaming.
Tout faire pour essayer d’être une fille bien
Emilie, elle, a changé de personnalité pour sauver sa réputation. « Je suis avenante et sûre de moi. J’aime le contact avec les gens, les filles comme les garçons. Et je suis très tactile dans la vie de tous les jours. Cela m’a toujours fait du tort : au lycée, les garçons pensaient tous que je voulais coucher avec eux, les filles pensaient que je voulais leur piquer leurs mecs. Le simple fait d’être belle et de prendre soin de moi a suffi à me faire avoir une réputation de salope. » Aujourd’hui, elle explique qu’elle a ajusté son comportement, pour ne pas faire de peine à son entourage.
Cette menace de la mauvaise réputation ne s’arrête pas une fois le baccalauréat en poche. Camille, 21 ans, étudiante dans une grande école, a réussi à sauvegarder sa réputation in extremis à grand renfort d’abstinence, puis de discrétion. « Dans mon école, les filles sont très observées car elles sont minoritaires. Si tu n’es pas en couple fixe, tu peux prendre très cher. » Elle en a fait les frais. « Au début, je faisais ce que je voulais sans trop faire attention. Mais ça a vite commencé à devenir oppressant. On me faisait sans cesse des blagues… alors que j’avais eu trois partenaires en un an. Il existe même un site internet interne à l’école qui répertorie les relations ». Dégoûtée du sexe, elle s’abstient finalement pendant plusieurs mois, quand la pression est devenue trop forte. « Puis j’ai repris mes petites affaires, dans la discrétion cette fois ». Le prix à payer pour ne pas se faire insulter.
Le couple comme moyen de contournement
Dans toutes ces situations, il y a un dénominateur commun : les filles qui risquent leur réputation sont celles qui ne sont pas en couple. « La problématique des filles à l’entrée dans l’âge adulte est de s’extirper du groupe des salopes, dans lequel toutes les femmes sont mises automatiquement. Pour cela elles doivent prouver qu’elles sont des filles bien, développe la sociologue Isabelle Clair, spécialiste des rapports amoureux chez les jeunes. La sexualité des femmes est posée comme un problème collectif parce qu’elles ont un rôle à jouer, celui de canaliseur des désirs d’un homme, un seul. »
Du coup, elles sont plusieurs à se construire une fiction conjugale, pour légitimer leurs relations : « J’ai attendu de faire ma première fois avec quelqu’un avec qui j’étais depuis longtemps. Il était nul au lit, mais je suis restée avec lui pendant deux ans et demi quand même », explique Coralie.
Camille confirme que c’est bien la différence entre la célibataire et la fille en couple qui est en jeu dans son école. « Le problème, ce n’est pas le sexe, je dirais même qu’il existe une injonction à avoir une sexualité libérée dans le cadre du couple. Le problème, c’est de n’appartenir à aucun mec ». Elle ajoute : « Tiens, si tu veux rajouter quelque chose : hier ils ont détérioré la porte d’une fille qui a la réputation de coucher facilement ».
La liberté sexuelle au service du plaisir des hommes
Près de cinquante ans après Mai 68 et la libération sexuelle, on en est là. « Dans les années 70, les jeunes filles étaient éduquées dans le féminisme. On apprenait aux jeunes que les femmes pouvaient disposer de leur corps librement, et qu’elles pouvaient même avoir des désirs purement physiques. Sauf que cette liberté a été récupérée au service du plaisir des hommes. Les femmes qui expriment trop leurs désirs sont dans une transgression, elles sont vues comme immaîtrisables », explique Isabelle Clair.
En période de crise économique, c’est encore pire : on observe un retour aux valeurs traditionnelles. Chacun doit rester à sa place, cela rassure. « D’un côté, à cause de la conjoncture, les hommes n’ont pas intérêt à ce que les femmes soient indépendantes. Si elles se préparent à devenir de bonnes épouses, elles seront moins une menace sur le marché du travail, explique la sociologue. De l’autre, quand il y a des bouleversements profonds des valeurs de la société, certains préfèrent un rappel à l’ordre social. » C’est ce qu’ont constaté les acteurs de terrain, confirme Caroline Janvre du Crips : après les débats sur le Mariage pour tous, ou le retrait des ABC de l’égalité des écoles maternelles, certaines interventions d’éducation à la sexualité ont été annulées. Jeunes et parents avaient peur.
C’est pour ne pas donner l’impression d’être indomptable, justement, qu’Emilie a appris à mentir. Plusieurs fois, quand elle a voulu se mettre en couple, elle a avoué à son partenaire l’historique de ses amants. A chaque fois, elle a fini par être quittée, parce que cela faisait peur. Aujourd’hui, elle revoit toujours les chiffres à la baisse. En vieillissant, les femmes apprennent à déployer des stratégies pour contourner la pression sociale. Certaines arrivent même à la dépasser, à l’instar d’Emeline, 23 ans. Pendant des années, elle a essayé de coller à ce que la société attendait d’elle. Elle s’abstient de toute relation, puis reste en couple un long moment. « Un couple dans lequel je n’étais pas du tout épanouie au lit », avoue-t-elle. Finalement, elle a réussi à accepter ses désirs. « Aujourd’hui, je prends enfin mon pied en multipliant les partenaires. Je me sens bien dans ma peau. Ca ne veut pas dire que je ne me fais pas insulter. Seulement, j’ai appris à ignorer ».
*Tous les prénoms ont été modifiés.Crédits photo : ibourgeault_tasse [Streetart]/Flickr, puis Sweetsofa [Streetart]/Flickr.