« N’importe où, n’importe quand, n’importe quel homme peut avoir n’importe quelle femme. » La formule de Hitch, expert en séduction campé par Will Smith dans un film de 2005, pourrait constituer le slogan de cette sous-culture. Pour ces jeunes hommes, séduire est uniquement une affaire de volonté. De la volonté d’apprendre les différentes techniques qui font fondre les femmes, plus exactement.
Car pour les players — ou ” pick up artists ” (abrégé PUA) comme ils se nomment parfois — , il existe un moyen de charmer n’importe quel individu de sexe féminin. Cela tient en un concept : devenir un mâle alpha.
Le mâle alpha, c’est le leader, le dominant de la meute. Décidé et provocateur, l’alpha n’a pas besoin de l’approbation des femmes pour s’affirmer. Il les conquiert avec assurance et détachement. La gent féminine serait naturellement attirée par ce profil. L’idée a été popularisée par un petit groupe de dragueurs américains, aux débuts des années 2000. Neil Strauss, un ancien journaliste du New York Times converti à la séduction massive, a notamment sorti le livre The Game en 2005, duquel le terme player tire son nom. Cet ouvrage qui mêle des éléments de psychologie, de sociologie, voire de programmation neuro-linguistique, va devenir le manifeste d’une communauté de mecs. Elle compterait aujourd’hui quelque 30 000 membres en France.
« J’ai trouvé un but à ma vie », s’enthousiasme Spice, la petite trentaine, quand on lui parle du game, découvert il y a deux ans. « Modéliser les rapports homme-femme de cette façon m’a rendu plus libre », poursuit le jeune homme, arrivé en retard au rendez-vous car il « était avec une nana » rencontrée dans la rue. Ses lectures sur les nombreux sites dévolus à la séduction l’ont définitivement convaincu de la pertinence de ces théories : « Les femmes ne savent pas ce qu’elles veulent. C’est pour ça qu’elles recherchent sans se rendre compte quelqu’un qui sait les orienter et gérer les situations complexes. » Cette année, Spice a déménagé de Bordeaux (Gironde) à Paris car « c’est la ville du game ». Tous les jours, après son travail, il va ” sarger “, c’est à dire aborder des filles, quelques heures dans les rues de Châtelet, Bastille ou Tuileries.
Fabrice, 27 ans, animateur du blog “Diary of a french PUA”, très populaire au sein de la communauté, va dans le même sens : « Les femmes sont à la recherche d’un mec viril, qui assume sa masculinité. Celles qui préfèrent les timides — il y en a — ont avant tout peur de se faire larguer. » Être viril en 2016, ce n’est évidemment pas tenir des propos machistes en beuglant devant un match de foot. Il s’agit d’adopter une attitude de leader, de s’affirmer.
« Être alpha, c’est quelque chose qui sert dans tous les aspects de la vie, insiste Fabrice. Même pour les mecs en couple, rien ne sert d’être trop gentil. Imagine que ta meuf fasse un caprice. Si t’es pas alpha, tu vas t’écraser et elle va te bouffer. Moi, je la recadre. Elle va faire la gueule deux minutes, OK, et après, elle va faire quoi ? Me sucer la b… (sic). »
Nicolas Guéguen, enseignant-chercheur en sciences du comportement à l’Université Bretagne-Sud, confirme avoir remarqué au cours de ses expériences que les femmes étaient plus souvent attirées par un homme qu’elles vont percevoir comme dominant : « Nous avons par exemple interrogé des femmes au sujet d’un groupe d’hommes, en leur demandant quel était le plus charmant. Elles répondaient très souvent le même : celui qui était mieux habillé que les autres et faisait rire ses amis. Il apparaissait comme le leader », raconte l’enseignant. Reste à revêtir les attributs de ce James Bond des temps modernes dont elles rêveraient toutes.
le nombre de personnes inscrites sur les forums de French Touch Seduction, principal site de players en France
Dans tous les parcours de players, il y a à l’origine des difficultés pour séduire, qui créent une frustration. « Je ne me sentais pas très bien dans ma peau », confie Fabrice, aujourd’hui expert-comptable à Lyon (Rhône). « Je ne savais pas m’y prendre avec les filles, j’étais trop gentil, je ne comprenais pas pourquoi elles craquaient sur Chuck Bass, le bad boy de la série Gossip Girl », se remémore-t-il. Le jeune homme a basculé à 19 ans.
Spice raconte à peu près la même histoire : « J’étais en fac de physique et je galérais un peu avec les filles. Je ne comprenais pas pourquoi des mecs pas forcément plus beaux que moi se faisaient toutes les meilleures meufs. » Au-delà du paramètre sexuel, tous ont en commun une lassitude face à une existence perçue comme morne. « Je sortais avec quelques meufs, notamment sur Meetic, se rappelle Snipe Ground, 36 ans et dix ans de game derrière lui. Mais je cherchais à la fois des filles plus belles et des sensations plus fortes. Je voulais sortir de ma zone de confort. » S’en suit une recherche sur Google et la découverte du monde des players, ses codes, ses rituels et l’espoir d’une vie plus intense.
Sorte de padawan de Star Wars, l’apprenti player suit sur les forums les préceptes inventés par les maîtres jedi du Game pour progresser. Quelques règles de base doivent être assimilées. La première à retenir est de ne pas idéaliser les femmes : elles ne sont pas des êtres fragiles à protéger mais bien des personnes avec des désirs sexuels, comme tout le monde. « Ça peut paraître étonnant vu de l’extérieur mais il y a plein de meufs qui sont contentes de se faire aborder. Elles ont envie de faire l’amour, elles aussi », jure Spice, spécialiste des instants fuckclose, ces coïts quelques minutes après avoir rencontré la fille.
Le tout est professé dans une novlangue ésotérique, issue des écrits des pionniers américains. Un mec qui ne sait pas s’y prendre avec les filles est un AFC : average frustred man, un mec moyen frustré. Aborder deux filles jolies avec son pote devient « opener un set de deux HB 8 avec son wing ».
Mélanie Gourarier, anthropologue et auteure d’une thèse à l’EHESS sur la communauté de la séduction explique que « ce langage que seuls les initiés comprennent est censé renforcer le sentiment d’appartenance à un club fermé ». Comme dans Matrix, certains nouveaux venus peuvent avoir l’impression d’avoir pris la pilule rouge et de foncer avec le lapin blanc au pays des merveilles. Sauf que le lapin est une lapine à chasser pour ces apprentis prédateurs.
Pour débuter sur le terrain, il convient d’assimiler « la règle des trois secondes » : lorsqu’on croise une fille qui nous plaît, il faut l’aborder en moins de trois secondes. Au-delà, on perdrait de la spontanéité, du détachement. La fille sentirait immédiatement qu’on est stressé et nous placerait dans la catégorie ” dominé ” : next, loser. « Les filles sont excellentes pour percevoir les signes de domination sociale, ça s’appelle le shit test », décrypte Spice.
Il est donc nécessaire pour le player d’avoir ce qu’il appelle des ” opener ” ou des routines, c’est à dire des techniques d’approche qu’il peut reproduire quand l’inspiration lui manque. « J’ai une routine fétiche quand je drague dans la rue, explique Spice. Je m’approche de la fille et je lui dis “est-ce que t’es créative ?”. Souvent, ça la trouble et elle s’arrête pour discuter. » Fabrice, qui compte plus de 200 femmes à son tableau de chasse, selon ses dires, a lui une technique encore plus directe : « En boîte, je vais voir la fille et je lui fais : “t’as vomi ?” “Non”, dit-elle. “Bah alors, embrasse-moi”. Ça marche très souvent. »
Ces petites astuces, les players se les racontent et se les partagent sur les forums, dans une ambiance de bonne camaraderie. L’usage veut qu’un player de bon niveau raconte ses prouesses sur les forums sous la forme de “field reports”, des compte-rendus du terrain. Une échelle de 1 à 10 permet d’évaluer la valeur de la conquête. Les novices saluent avec admiration les exploits des dragueurs confirmés. Tous se souviennent sur le bout du clavier chaque étape de leurs rencontres. « Il y a un vrai esprit d’entraide dans la communauté, confirme Fabrice. Parce qu’un mec qui a confiance en lui n’a pas à se sentir en danger face à un pick up artist. »
A en croire Snipe Ground, qui exerce le métier d’ingénieur, ce centre d’intérêt en commun peut même être le point de départ d’une belle amitié : « Au travail, on n’a pas forcément beaucoup d’occasions de se faire de nouveaux potes. Moi, tous mes meilleurs amis, je les ai rencontré dans le game », assure-t-il. Mélanie Gourarier, auteure de Éprouver la masculinité, séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes (Le Seuil, à paraître en 2016), estime que ce rapport aux hommes constitue même la motivation principale de ces players : « En accumulant les conquêtes, ces séducteurs cherchent à se séduire entre hommes, à se prouver qu’ils sont digne d’intérêt. »
Ces liens sont favorisés par les dragues que les players mènent à deux, entre “wings”, selon le terme consacré. Spice est un adepte : « Draguer à deux, ça permet de débriefer, éventuellement de rigoler des râteaux qu’on s’est pris. » Snipe Ground a lui aussi l’habitude de sortir avec un wing : « On fait des contrats de wing : celui qui aborde le groupe de filles choisit sa cible. Le deuxième doit séduire l’autre fille. » Et si elle ne lui plaît pas ? « Un vrai wing va jusqu’à coucher avec un boudin pour t’aider, affirme Snipe Ground en se marrant. C’est arrivé à plusieurs de mes potes. »
Fabrice, qui apprécie Snipe, y est diamétralement opposé : « T’es fou, je ne me fais pas un boudin ! Ma semence a de la valeur. On peut se contenter de l’occuper ». Lui préfère passer des défis avec ses potes. Comme celui de faire « le naked man », popularisé par la série américaine How I met your mother, performance qui consiste à se pointer tout nu devant la fille à un moment impromptu : « Je l’ai fait trois fois. Trois réussites. C’est ça, l’état d’esprit d’un player : séduire en s’amusant, se tester, avoir un champ des possibles plus important. »
le nombre de femmes avec lesquelles a couché Fabrice, un player, selon ses dires
Irène*, séduite par un coach en drague il y a quelques années, raconte sa « fascination » : « Il venait à l’improviste devant chez moi, m’emmenait à l’opéra, voulait faire l’amour avec du chocolat. Tout était possible avec lui. C’était un peu bizarre, mais il m’attirait quand même. Même après avoir appris qu’il m’avait trompé, j’ai continué à penser à lui ».
Bien sûr, l’état d’esprit des players ne plaît pas à tout le monde. « Ce qui compte pour cette communauté, ce n’est pas de rencontrer quelqu’un d’intéressant mais de montrer qu’on sait se vendre, qu’on sait asservir l’autre, critique Robert Ebguy, sociologue et auteur de Je hais le développement personnel (Eyrolles, 2008). Cela montre le goût de notre société pour l’idée de domination. »
La plupart des players n’en disconviennent pas. Pour Spice, « bien sûr que c’est triste de devoir être un mâle alpha pour plaire. Mais nous, on a fait le choix de jouer avec ce système plutôt que de le subir ». Pour ces jeunes hommes, ces conquêtes s’apparentent à un signe extérieur de réussite sociale, une façon de flatter l’égo vers laquelle on se raccroche quand on n’a ni diplômes prestigieux, ni salaire ronflant, ni moyen particulier d’être reconnu.
« Les players ont intériorisé le capitalisme dans les rapports de séduction », considère Mélanie Gourarier. On peut voir dans cette communauté d’hommes décidés à vivre leurs rêves une réponse à la marchandisation des rapports amoureux, dépeinte dans le roman Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq, en 1994 :« Dans un système sexuel où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. (…) En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante; d’autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. »
Après la figure économique du self made man, le capitalisme est en passe de créer la figure du self made alpha, cet irrésistible tombeur construit à la sueur de son front, vainqueur incontesté de la compétition acharnée pour séduire. Dans cette société-là, les femelles Beta devront trouver des routines pour répondre à « Es-tu créative ? », « Penses-tu que les femmes comprennent les hommes ? » ou « As-tu vomi ? ».
(*) Le prénom a été modifié
Crédit photo : ©Barney Stinson/Canvas