Le texte, paru le 15 juil­let 2012 dans le Salt Lake Tri­bune, le grand quo­ti­di­en de la cap­i­tale de l’Utah, a été écrit d’une main désor­mais inan­imée. Val Pat­ter­son, ingénieur dans l’électronique, 59 ans, avait rédigé sa pro­pre nécrolo­gie alors qu’il se savait con­damné par un can­cer de la gorge. « Je suis né à Salt Lake City, le 27 mars 1953 », com­mence-t-il, avant d’évoquer les pas­sions qui ont mar­qué sa vie, son appé­tence pour la sci­ence, son affec­tion pour son chien, ses chats et son per­ro­quet et son amour pour « ma remar­quable femme, ma bien-aimée Mary-Jane ».

 

Mais, dès le deux­ième para­graphe, Val Pat­ter­son s’éloigne de l’exercice nécrologique qui prend d’habi­tude la forme d’une notice biographique retraçant les grands événe­ments d’une vie. Il préfère faire des révéla­tions. Un décalage qui a valu à son texte d’être remar­qué et repris par les réseaux soci­aux et la presse nationale. « Il se trou­ve que JE SUIS le type qui a volé le cof­fre-fort du [motel] Motor View Dri­ve Inn en juin 1971. J’aurais pu le taire, mais je préfère me libér­er de ce poids. Aus­si, je ne suis pas tit­u­laire d’un doc­tor­at. Ce qui s’est passé, c’est que le jour où je suis allé pay­er mon prêt étu­di­ant, la fille qui tra­vail­lait là a mis le reçu sur la mau­vaise pile, et deux semaines plus tard, j’ai reçu par cour­ri­er un doc­tor­at », con­fesse-t-il.

L’étrange démarche de Val Pat­ter­son n’est pas une extrav­a­gance unique, mais la pre­mière d’une série de nécrolo­gies écrites par les morts avant leurs décès (self-writ­ten obit­u­ar­ies en anglais), émou­vantes ou mor­dantes, sou­vent con­fiées à la famille qui les fait paraître ensuite dans un jour­nal local.

Wal­ter George Bruhl Jr. […] est une per­son­ne morte ; il n’est plus ; il a cessé d’exister ; […] il a expiré et va ren­con­tr­er son créa­teur.Extrait de l’« auto-nécrolo­gie » de Wal­ter George Bruhl Jr., mort en 2014

Le phénomène, d’abord relayé par des blogs qui don­nent des con­seils pour réus­sir sa pro­pre nécrolo­gie (n’oubliez pas votre mère dans les remer­ciements et « soyez vous-mêmes »), a fait l’objet d’une con­férence TedX, à Mia­mi en 2011, puis été men­tion­né par des médias aus­si divers que le New York Times, le site Huff­in­g­ton Post, le quo­ti­di­en pop­u­laire USA Today ou Man Repeller, un blog de mode ultra-branché.

« Les titres de presse dis­parais­sent peu à peu aux Etats-Unis, con­state l’écrivain Alex Beam, qui a con­sacré un arti­cle sur les « auto-nécrolo­gies » dans le New York Times. Les nécrolo­gies clas­siques, écrites par des jour­nal­istes, sont donc lente­ment rem­placées par des avis de décès payants. La plu­part du temps, ce sont les proches sur­vivants qui écrivent un éloge funèbre, mais cela devient de plus en plus courant d’écrire le sien. »

Dans un pays où l’avis de décès à la française, qui indique sim­ple­ment le lieu et la date de l’inhumation, n’existe pas, cha­cun dit au revoir à sa manière. Elégam­ment, comme Mar­garet Aitken Hol­combe, une habi­tante de Car­o­line du Sud morte d’un can­cer, qui rend autant hom­mage à ses médecins qu’à ses proches. Façon Mon­ty Python pour un grand-père du Delaware, dis­paru à 80 ans : « Wal­ter George Bruhl Jr. […] est une per­son­ne morte ; il n’est plus ; il a cessé d’exister ; […] il a expiré et va ren­con­tr­er son créa­teur ». Tout en sobriété, comme le comé­di­en James Reb­horn, aperçu dans Basic Instinct ou la série Home­land, qui, en Améri­cain mod­èle, a eu un mot pour tous : sa famille, ses amis, ses pro­fesseurs, ses agents hol­ly­woo­d­i­ens, sans oubli­er Dieu.

Nous avons ri au milieu des larmes. Je n’oublierai jamais ce moment qui fut le plus ten­dre de ma vie. Bon­nie Upright, dont la mère a écrit sa pro­pre nécrologie

Rédi­ger le bilan de sa vie serait une façon d’alléger le fardeau d’une dis­pari­tion, van­tent les nom­breux arti­cles con­sacrés au sujet. Pour celui qui tient la plume et sait que la mort le guette, la recette per­met de rep­longer dans des sou­venirs heureux, dire mer­ci à ceux qui ont éclairé l’existence, exiger un cer­tain type de céré­monie, clar­i­fi­er les modal­ités de suc­ces­sion… Il s’agit aus­si, dans une époque envahie par la com­mu­ni­ca­tion, de garder la main sur le réc­it (sto­ry-telling pour les pros) qui résumera notre pas­sage sur Terre et parvien­dra peut-être à nos arrière-arrière-arrière-petits-enfants… Mieux vaut donc bien se relire et éviter les fautes d’orthographes.

Pour les sur­vivants aus­si, l’« auto-nécrolo­gie » a ses avan­tages. « Le fait que ma mère ait elle-même écrit son texte était le meilleur cadeau qu’elle puisse faire à moi et à ma famille, con­fie Bon­nie Upright, la fille d’Emilia Philips, par­tie il y a un an. Cela nous a aidé à faire notre deuil et à être en paix dans un moment douloureux. Elle nous l’a lu alors qu’elle était à l’hôpital, sur son lit de mort. Nous avons ri au milieu des larmes. Je n’oublierai jamais ce moment qui fut le plus ten­dre de ma vie. » 

« Cela me fait de la peine de l’admettre mais, apparem­ment, je suis morte, a couché sur le papi­er sa mère, morte à 69 ans d’un can­cer du pan­créas. […] Je suis née, j’ai cligné des yeux et c’était fini. Aucun immeu­ble ne porte mon nom, aucun mon­u­ment ne fut érigé en mon hon­neur. Mais j’ai eu la chance de con­naître et d’aimer autant mes amis que ma famille. Peut-on être plus heureux ? […] Aujourd’hui, je suis heureuse et je danse. Prob­a­ble­ment nue. Je vous aime pour tou­jours. Emily. »

Une fois que l’u­til­isa­teur a envoyé toutes ses infor­ma­tions, nous nous assurons de l’orthographe et de la gram­maire puis vali­dons la nécrolo­gie. Celle-ci paraî­tra à la date choisie et restera sur notre site pour tou­jours.Steven Areva­lo, fon­da­teur de la plate­forme Obituare.com

Si elle fut suff­isam­ment à l’aise avec l’écriture, ce n’est pas le cas de tous. Une faib­lesse repérée par cer­tains qui ont décidé d’en faire leur busi­ness. Le site Obituare.com pro­pose par exem­ple de suiv­re un proces­sus en qua­tre étapes au soir de sa vie. 1. Ren­tr­er son nom, sa date et son lieu de nais­sance, la ville où l’on est domi­cil­ié. 2. Charg­er sa pho­to (et pren­dre le temps de bien la choisir). 3. Écrire son frag­ment (le site peut aider à la rédac­tion si besoin). 4. Choisir une date de pub­li­ca­tion et procéder au paiement (entre 5 et 9 dol­lars men­su­els en fonc­tion des options choisies).

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Cap­ture d’écran du site Obituare.com

« Une fois que l’utilisateur a envoyé toutes ses infor­ma­tions, nous nous assurons de l’orthographe et de la gram­maire puis vali­dons la nécrolo­gie. Celle-ci paraî­tra à la date choisie et restera sur notre site pour tou­jours », explique le fon­da­teur de la plate­forme, Steven Areva­lo. A ce jour, 4% des clients d’Obituare.com écrivent leur pro­pre nécrolo­gie « mais cette méth­ode se pop­u­larise peu à peu », ajoute-t-il.

Susan Sop­er, une anci­enne jour­nal­iste instal­lée à Atlanta, s’est, elle, recy­clée dans l’écriture de nécrolo­gies et a lancé en 2009 son entre­prise, Obitk­it. Le con­stat est sim­ple : si de plus en plus de vivants souhait­ent décider des infor­ma­tions que con­tien­dra leur nécrolo­gie, beau­coup peinent à trou­ver les mots justes pour la ren­dre enlevée ou touchante. C’est là qu’elle inter­vient (moyen­nant 150 dol­lars si le texte est court, et jusqu’à 1300 s’il s’apparente davan­tage à un mémoire). « J’en écris une en ce moment même pour un homme mourant qui veut que tout soit réglé avant qu’il ne parte. »

Pour elle, deux ten­dances peu­vent expli­quer le phénomène. D’une part, le renou­veau du genre nécrologique, devenu « plus col­oré, plus per­son­nel, plus poignant, par­ti­c­ulière­ment depuis le 11 sep­tem­bre 2001 ». D’autre part, le départ d’une généra­tion qui veut soign­er sa sor­tie : « Les baby-boomers aiment avoir le con­trôle, observe-t-elle, et c’est là une façon d’avoir le dernier mot. » « Il y a un vrai engoue­ment pour les nécrolo­gies écrites par leurs pro­pres sujets », à tel point qu’elle enseigne désor­mais ce genre par­ti­c­uli­er dans un cours pour adultes de l’université Emory, à Atlanta.

 Preuve que les gens ont encore besoin d’être assistés dans l’écriture, comme le souligne égale­ment Kate­ri­na Cos­grove, une auteure aus­trali­enne qui pro­pose des ser­vices sim­i­laires dans son entre­prise Live Life Twice. « J’ai l’impression que les gens ne sont pas encore tous prêts à sauter le pas. Il y a une lente prise de con­science autour de l’importance de la pré­pa­ra­tion à la mort, mais il fau­dra encore atten­dre une décen­nie pour que l’écriture de sa pro­pre nécrolo­gie se démoc­ra­tise. » 

Met­tre en spec­ta­cle son exis­tence est une des préoc­cu­pa­tions priv­ilégiées de notre époque. Marie-Lau­re Flo­rea, spé­cial­iste des nécrolo­gies dans la presse française

Dans l’Hexagone, cette nou­velle mode reste très mar­ginale. « Plutôt mal gré que bon gré, j’ai dû cess­er d’exister en tant qu’être pen­sant, le 14 févri­er 2005 », pou­vait-on lire cette année-là dans le Bul­letin de l’Amicale des anciens élèves des ENS, signé d’un cer­tain Yves Marth­elot, l’un des rares Français à avoir ten­té l’expérience.

« Cer­taines nécrolo­gies qui sont pub­liées dans la presse française ont en réal­ité été écrites par la per­son­ne dont il est ques­tion, avant sa mort, et sans que cela ne transparaisse pour le lecteur puisque ce sont des réc­its à la troisième per­son­ne, souligne Marie-Lau­re Flo­rea qui a soutenu, il y a trois mois, une thèse en sci­ences du lan­gage à l’Université Lumière Lyon II, con­sacrée aux nécrolo­gies dans la presse française d’aujourd’hui. Ecrire sa pro­pre nécrolo­gie est le coro­laire assez logique de la ten­dance actuelle à racon­ter sa pro­pre vie, sur les blogs ou les réseaux soci­aux. Met­tre en spec­ta­cle son exis­tence est une des préoc­cu­pa­tions priv­ilégiées de notre époque, que ce soit au cours de sa vie ou post-mortem, par anticipation. »

L’ac­tu­al­ité s’in­vite quelque­fois dans les adieux qui parais­sent dans la presse.  En août dernier, était pub­liée la nécrolo­gie, rédigée à la troisième per­son­ne, d’Elaine Fydrych, une habi­tante du New Jer­sey. « Elaine est née et a gran­di dans le quarti­er de Port Rich­mond à Philadel­phie et était une enfant tal­entueuse pour danser, chanter, jouer du piano et du ukulele », a‑t-elle résumé. Quelques lignes plus bas, elle a con­clu sur une touche très con­tem­po­raine : « A la place des fleurs, s’il-vous-plaît, ne votez pas pour Hillary Clin­ton ».

 

Crédit pho­to : © Wiki­me­dia Commons