Les locaux parisiens de l’Eglise de scientologie sont installés rue Legendre, en plein quartier des Batignolles, dans le 17e arrondissement. Derrière les portes vitrées automatisées, le hall se déploie, accueillant, lumineux, carrelage sable et murs immaculés. Une réceptionniste aux cheveux blonds et au sourire impeccable honore les coups de fil et tape sur le clavier de son ordinateur, ne redressant la tête que pour lancer un « Bonjour » rassérénant à qui fait son entrée. On pourrait se croire sans mal dans une clinique dentaire, s’il n’y avait, ici et là, ces livres et DVD entassés sur des étagères et leur prix écrits dessous en très petits caractères. Il faudra dépenser 18 euros pour s’offrir Le chemin du bonheur, un « long-métrage fascinant » qui initie au bien-être façon scientologie.
Julien*, le trentenaire avenant qui fait son entrée, sourit autant que la réceptionniste. Dents bien droites et bien blanches. Voix posée. « Il y a des retardataires, prévient-il, l’air ravi. Je vais vous faire patienter dans la cafétéria, le temps qu’ils arrivent. Suivez-moi. »
Le nombre de livres sur la scientologie écrits par L. Ron Hubbard, fondateur du mouvement
Il y a de tout dans la cafétéria de l’Eglise de scientologie. Bananes, poires, chips, oeufs durs « bio » et assortiments de fruits secs — une quinquagénaire vante d’ailleurs « l’énergie saine » qu’ils procurent. Dans un coin, sur un présentoir, trônent trois numéros de Community, le magazine de la communauté des scientologues, papier glacé et esthétique à la Vanity Fair.
A la Une sourient des scientologues glamour, vitrines idéales de ce mouvement qui a le plus souvent mauvaise presse : l’actrice américaine Kelly Preston, le comédien français Matheo Capelli, aperçu dans Braquo ou Plus belle la vie, ou encore Ilaria Urbinati, une styliste qui habille le tout Hollywood et glorifie, dans son interview, le « programme de Purification » de la scientologie, qu’elle qualifie d’« expérience vraiment incroyable ».
« Je vous offre un café ? » propose Julien, en réapparaissant. Avant de nous guider jusqu’à l’étage supérieur, où Roger*, annonce-t-il, sera notre conférencier.
C’est un homme d’une cinquantaine d’années, frêle et propre sur lui, qui nous attend dans une petite pièce chaleureuse. Comme les autres, il est souriant. Très souriant. Il nous souhaite la bienvenue et nous invite à nous installer dans l’un des fauteuils et divans moelleux qui nous font face. On se sentirait presque comme à la maison, Roger, Martin et nous, prêts à démarrer la conversation. « Deux retardataires vont nous rejoindre », promet Roger.
Avant de commencer, il demande ce que nous connaissons déjà de la scientologie, sûrement pour adapter son discours à notre profil. Notre coreligionnaire du jour, Martin*, un neurologue allemand, a déjà quelques notions. Tout juste sorti d’une psychanalyse, il est curieux de « voir à quoi ressemble vraiment la scientologie » et connaît déjà le nom de L. Ron Hubbard, le fondateur du mouvement.
En guise de préliminaire, une vidéo est projetée sur un écran plat de taille moyenne, qui renforce l’impression d’un salon familial, les dix-huit livres écrits par Hubbard, posés là sur une étagère, en plus. Une voix hollywoodienne rythme le film sur fond de musique dynamique et psychédélique pour nous faire prendre conscience de notre propre existence. Des images dignes des banques d’images les plus kitsch défilent devant nos yeux, avec beaucoup trop de lumière.
Sur l’écran, une fillette apparaît, le visage aussi exagérément radieux, allongée dans une prairie. Suivent un gymnaste aux muscles gonflés, une joyeuse réunion de copines. Tout ça pour nous expliquer ce que nous ne sommes pas. « D’instinct, vous savez que votre corps est quelque chose que vous avez ; il n’est non pas ce que vous êtes, mais quelque chose dont vous vous servez »… Et surtout ce que nous sommes : « un thétan ». Un esprit. Qui a un mental. Et occupe momentanément un corps. On comprend vite que cette notion de thétan va être essentielle à notre initiation.
A la fin du visionnage, Roger nous regarde profondément : « Qu’avez-vous compris ? » Un homme avoue : c’était du charabia. « Ne vous inquiétez pas, on va reprendre la démonstration ensemble. » Et c’est parti pour une heure pendant laquelle rien ne sera affirmé, tout sera suggéré.
« Visualisez un chat. Fermez les yeux et visualisez un chat. Vous l’avez, Ingrid ? Martin ? Valentin, c’est bon ?, interpelle Roger, doux et directif à la fois. Après une confirmation collective, suit un dialogue ridiculement naïf. Qui regarde ce chat ?
- C’est moi ?, essaie-t-on, toujours les yeux fermés, pas certains de comprendre dans quoi on s’est embarqué.
- Oui, c’est vous ! C’est vous qui regardez le chat. Pourtant, vous n’utilisez pas vos yeux. Le chat existe dans votre esprit. Vous le visualisez grâce à votre mental. »
Esprit ? Mental ? Est-ce la même chose ? Non, et c’est là qu’on commence à vraiment entrer dans une théologie approfondie, avec ses codes, ses néologismes. C’est avec cette différence entre le mental et l’esprit que Roger nous donne l’impression qu’on a vraiment besoin de lui pour comprendre la vie et relativiser la mort.
Les scientologues croient que chaque être possède deux « mentals » : un mental analytique et un mental réactif. Le premier serait le mental de la surface, composé de souvenirs conscients : votre spectacle de danse de sixième, votre nuit de noces, la dernière fois que vous êtes partis en vacances… Pour les représenter, Roger a un geste fluide de la main. Le second mental serait au contraire celui du refoulé, rassemblant toutes les émotions que l’on aurait vécues et oubliées, lors d’une anesthésie générale ou depuis des siècles (oui, oui), pour laisser une trace indélébile mais inconsciente. Là, Roger serre le poing pour illustrer son propos. Des images qui nous hanteraient et qu’il faudrait faire resurgir pour s’en débarrasser.
« Si vous vous disputez avec votre collègue, vous vous sentirez mal le soir venu. Mais votre mal-être provient-il vraiment de cette dispute ? Non, il est causé par une image mentale négative antérieure dont vous n’avez pas conscience, qui est réactivée par cette colère momentanée. »
Nous masquons notre scepticisme derrière un air fasciné. Comme si on était prêt à dépasser toutes nos psychoses. C’est justement le but de la séance : nous montrer que ces angoisses peuvent être balayées, grâce à l’« audition ». Cette pratique essentielle de la scientologie n’a pas l’air bien éloignée de la grosse manipulation. Il s’agit de plonger dans ses souvenirs, grâce à un scientologue confirmé, un « auditeur », qui nous permet de « recevoir l’audition ». En répondant à des questions, celui qui « reçoit l’audition » réduit ses images mentales négatives et prend conscience de ses vies antérieures. Le seul moyen pour être réellement immortel.
Roger nous en donne un petit aperçu :
« Visualisez un souvenir d’il y a cent ans.
Vous l’avez Ingrid ? Martin ? Valentin ? »
On lui balance les premières images que nous évoque l’année 1916, piochées dans nos livres d’histoire de collège : poilus dans les tranchées, femmes désespérées en arrière-ligne. Avant de renouveler l’expérience à plusieurs reprises, avec des souvenirs d’il y a 200 ans, 1 000 ans, 2 000 ans… « Je vois Marie-Madeleine au pied de la croix », tente-t-on, le plus sérieusement possible. « Très bien ! formidable ! » s’enthousiasme notre conférencier. Mais cette image n’a pourtant pas la réalité d’un souvenir, fait-on remarquer. Peu importe, coupe Roger qui balaie nos doutes grâce à une pirouette sémantique. « Ce n’est peut-être pas LA vérité comme on l’apprend dans nos sociétés. Mais c’est VOTRE vérité. » Et si NOTRE vérité fait resurgir des souvenirs d’il y a plusieurs millénaires, c’est que nous avons bel et bien vécu d’autres vies avant celle-ci, non ?
« Mais alors, cela veut dire qu’on est immortel, que l’on vivra encore d’autres vies et que nous pourrons en avoir conscience ? » demande-t-on. « Dans l’hypothèse où tout cela serait vrai, minimise soudainement Roger, comme s’il ne voulait nous promettre l’immortalité sans contrepartie, alors oui. Encore faut-il que vous fassiez l’expérience de cette vérité par vous-mêmes. Ce n’est pas à moi d’affirmer les choses, mais à vous de les vérifier. Par exemple, mime-t-il en attrapant son Blackberry, si on me dit que le téléphone tombe si je le lâche, ce n’est pas une vérité. » Il desserre sa main et le téléphone chute. « Voilà, maintenant, c’est une vérité. »
En somme, l’immortalité existerait. A une condition : multiplier les séances d’audition. Jusqu’à combien ? Pour quel prix ? A chaque tentative d’éclaircissement, Roger élude : « Ne vous inquiétez pas, vous pourrez poser toutes vos questions à quelqu’un, après… » La séance prend fin. Les retardataires promis ne sont jamais arrivés.
Retour à la cafétéria. « Alors ? » s’enquiert Martin auprès de nous, comme s’il attendait un assentiment pour aller plus loin. Pas le temps de répondre que déjà Julien revient, empêchant tout aparté entre nouveaux venus. Il nous faut le suivre pour la foire aux questions.

Capture d’une vidéo à la gloire de L. Ron Hubbard
La discussion se déroule dans une pièce fermée. Julien évoque d’abord L. Ron Hubbard, « un extraordinaire aventurier, spécialiste en physique nucléaire, voyageur et pilote d’avion », passant sous silence qu’il s’agit avant tout d’un auteur de science-fiction. Lui-même raconte qu’il « était affreusement timide avant » mais que la scientologie l’a aidé à affronter le regard des autres. Glisse que l’Eglise tient à être « indépendante financièrement », ce qui signifie qu’une « participation » des fidèles est exigée. Lui est « bénévole », l’après-midi, le soir, le week-end et travaille uniquement le matin, en tant que chargé de relations publiques dans une entreprise spécialisée en cartographie, découvrira-t-on plus tard sur son profil Linkedin.
Pourquoi la scientologie est-elle assimilée à une secte ? l’interroge-t-on. N’y a‑t-il pas eu des abus dans le passé ? « Je ne vais pas mentir et dire que tout est parfait, commence Julien. Dans chaque groupe, des personnes font des erreurs. Mais nous avons gagné quasiment tous nos procès. »
C’est le montant pour lequel l’Eglise scientologue de France a été condamnée en 2009, pour escroquerie en bande organisée.
Pourquoi des procès sont-ils intentés ? « Nous disons des choses qui dérangent : il y a des résistances, c’est normal. Vous savez, Socrate et Galilée étaient détestés à leur époque. Gandhi a passé la moitié de sa vie en prison. Martin Luther King a eu une existence difficile. Ron L. Hubbard est dans cette lignée », affirme-t-il, doctoral. D’un air entendu, il poursuit : « Notre mouvement amène à atteindre un bonheur plus grand, mais la France, on le sait, est l’un des pays les plus consommateurs d’antidépresseurs. Forcément, nous dérangeons un business. Les lobbies de l’industrie pharmaceutique cherchent à nous nuire… »
Nous n’insistons pas sur les condamnations, peu glorieuses, des scientologues en France. En 1978, par exemple, la treizième chambre correctionnelle du tribunal de Paris a prononcé quatre ans de prison par contumace à l’encontre du fondateur Ron L. Hubbard pour escroquerie. En 2009, c’est pour escroquerie en bande organisée que l’organisation a été condamnée à 600 000 euros d’amende par la cour d’appel de Paris. « Cette organisation se caractérise par son prosélytisme », remarque-t-on à la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES), qui indique que « cette organisation fait l’objet d’une constante vigilance de [leur] part ».
Julien nous garde encore une heure, cherche à comprendre ce qui nous amène ici, ce qui nous fait souffrir, ce que l’on aimerait changer dans nos vies, et conserve tout du long le même ton bienveillant. Au terme de cette psychothérapie improvisée, il a une proposition : « Ce qui serait bien pour vous, c’est de venir à un séminaire d’initiation de deux jours. » Sans préciser aucun montant (lorsqu’on le rappelle, deux jours plus tard, il évoque une somme « autour de 90 euros »). « Ou bien, prenez un livre ou un DVD… » Nous l’éconduisons poliment.
Dans le hall, Julien insiste pour nous faire revenir dès la semaine suivante, en nous distribuant un « test de personnalité » de 200 questions, à remplir chez nous. Il faudra, si l’on souhaite en découvrir les résultats, revenir sur place. Une première étape sur le chemin de l’immortalité.

Extrait du test de personnalité
(*) Les prénoms ont été modifiés.
Crédit photo : © capture d’écran d’une vidéo de scientologie.fr