« Oghje, più chè mai, ci toc­ca à fà di st’Assemblea un locu di demu­crazia induve ognunu pud­erà dì ciò ch’ellu crid­erà esse u megliu per u bè cumunu. » Le 17 décem­bre 2015, ces mots pronon­cés en corse enflam­ment les plateaux télé, les réseaux soci­aux et les édi­tos. Jean-Guy Tala­m­oni prononce son pre­mier dis­cours en tant que nou­veau prési­dent de l’Assemblée de Corse à la suite des élec­tions régionales.

Le nou­v­el élu n’est pas n’importe qui. Jean-Guy Tala­m­oni milite au par­ti indépen­dan­tiste Cor­si­ca lib­era depuis 2010. Il s’est allié pour ces élec­tions au nation­al­iste Gilles Sime­oni. Ensem­ble, il ont for­mé la liste d’union nation­al­iste Pè a Cor­si­ca (Pour la Corse) élu par le peu­ple insu­laire. Pour l’ensemble de la classe poli­tique, cette scène est une déc­la­ra­tion de guerre. La plu­part défend­ent une vision unifiée de la France, car­ac­térisée par une langue unique officielle.

 

 

Mais cette ten­sion ne con­cerne pas seule­ment la Corse. Les polémiques autour de l’utilisation et la pro­mo­tion des langues régionales con­cer­nent aus­si le bre­ton, l’alsacien, le basque et l’occitan. Le débat ne se résume pas à un “bras de fer” entre ceux qui souhait­ent une recon­nais­sance totale des langues régionales et les ten­ants d’une vision unifiée du pays basée sur une seule langue offi­cielle. C’est l’interprétation même de l’idée d’unité nationale qui pose problème.

Emblème de la Corse

Emblème corse

Les dif­férentes enquêtes et recense­ments con­nus sur l’utilisation des langues par région ne per­me­t­tent pas d’établir des chiffres fiables sur l’ensemble de la France. Par exem­ple, en Bre­tagne, en 1950, on estime à près d’un mil­lion le nom­bre de locu­teurs com­prenant et par­lant le bre­ton. En 2006, d’après une étude de l’Insee, ils ne sont plus que 270 000.

« Tout ce qui a été fait pour les langues régionales, l’a été grâce à la société civile. L’É­tat n’a fait que répon­dre au coup par coup à des reven­di­ca­tions de plus en plus fortes. » Tan­gi Louarn, prési­dent du Con­seil cul­turel de Bre­tagne, est cofon­da­teur de l’école Diwan, un réseau d’écoles asso­cia­tives où l’enseignement est dis­pen­sé en bre­ton. Selon lui, la France ne fait pas assez pour la sauve­g­arde des langues régionales. Dès la fin des années 1960, des écoles asso­cia­tives sont créées hors de tout cadre légal, au Pays basque et en Bre­tagne pour répon­dre à ce mutisme. « L’État ne répondait pas à la demande, estime-t-il. Il n’y avait aucune mesure sérieuse pour enseign­er les langues régionales. »

270 000
le nom­bre de locu­teurs du bre­ton en 2006 alors qu’ils étaient 1 mil­lion en 1950 

D’autres n’ont pas la même grille de lec­ture. Bruno Retail­leau, séna­teur Les Répub­li­cains de la Vendée, défend, lui, les pou­voirs publics : « Aujourd’hui la loi n’empêche en rien les langues régionales de se dévelop­per, rétorque-t-il. Depuis 1951 et la loi Deixonne, elles sont recon­nues, d’autant plus que la révi­sion con­sti­tu­tion­nelle de 2008 a con­sacré leur impor­tance pat­ri­mo­ni­ale. Cha­cun peut faire étudi­er ses enfants dans des écoles pro­posant l’étude d’une langue minori­taire et cette dernière peut même faire l’objet d’une épreuve au baccalauréat. »

1539
ordon­nance de Villers-Cot­terêt :  c’est l’acte fon­da­teur de l’exclusivité du français dans les doc­u­ments relat­ifs à la vie publique du roy­aume de France

La cir­cu­laire Savary de 1982 ren­force cette ten­dance en ouvrant l’enseignement des langues régionales de la mater­nelle au lycée. Elle crée dans le même temps les class­es bilangues. Trente ans plus tard, en 2011–2012, pas moins de 272 000 élèves étu­di­ent l’une des treize langues régionales offi­cielles, de la mater­nelle à la ter­mi­nale. Un chiffre en hausse de 24% par rap­port à l’année sco­laire 2009–2010, selon une enquête de l’Insee réal­isée en 2011.

Mal­gré la baisse du nom­bre de locu­teurs, les enfants sont donc de plus en plus nom­breux à appren­dre une langue régionale. Lionel Jospin (1989), François Bay­rou (1995) puis Vin­cent Peil­lon (2014) per­me­t­tent de démoc­ra­tis­er les langues régionales au sein de l’enseignement scolaire.

12874299_10154007218094362_1320654693_o

Carte extraite du livre de Jean Sibylle, auteur de “Langues de France et ter­ri­toires”, pub­lié en 2010

Les langues régionales n’ont même pas le rang de la musique ou du dessin !Paul Molac, député du Morbihan

Mais pour les défenseurs de ce pat­ri­moine, les efforts restent trop faibles. Paul Molac est bre­ton et député, sans éti­quette, du Mor­bi­han. Dans son bureau de l’Assem­blée nationale, un dra­peau bre­ton pend majestueuse­ment du haut d’un plac­ard. La Bre­tagne, il l’a dans le sang. « Je par­le couram­ment le bre­ton et le gal­lo », sourit-il. Le député attaque la démarche de l’État dans la pro­mo­tion des langues : « Jusqu’à main­tenant, cette franche hos­til­ité vis-à-vis des langues régionales a con­duit à leur dis­pari­tion pro­gres­sive, déplore-t-il. On est aujourd’hui dans quelque chose qui tient plus de la tolérance. Nous, ce qu’on veut, c’est pass­er à la promotion ! »

Une pro­mo­tion effec­tive. Car ce que dénon­cent ces mil­i­tants, c’est l’absence de con­trainte sur ce sujet : « La tolérance, c’est quand on nous dit qu’on peut le faire mais que c’est à nous de nous démerder. Dans le sys­tème sco­laire, toutes les matières sont oblig­a­toires sauf le latin et les langues régionales. Elles n’ont même pas le rang de la musique ou du dessin ! »

C’est un réel com­bat à men­er con­tre ParisFrançois Alfon­si, mem­bre du Par­ti de la nation corse

Emblème alsa­cien

« Nom­bre de par­ti­sans des langues régionales traduisent cette inef­fi­cac­ité par un aban­don de Paris. » David Malas est engagé dans la troupe alsa­ci­enne du théâtre du Lerchen­berg à Mul­house. Il inter­vient aus­si régulière­ment dans une émis­sion de radio dif­fusée en alsa­cien.  « On se sent méprisé par le pou­voir », s’insurge-t-il. François Alfon­si, ancien député européen et mem­bre du Par­ti de la nation corse, juge quant à lui « le mod­èle jacobin choquant » : « On reproche à des Cors­es de par­ler corse. C’est un réel com­bat à men­er con­tre Paris. »

Selon eux, on trou­ve même trace de ce mépris dans la Con­sti­tu­tion. « Les langues régionales appar­ti­en­nent au pat­ri­moine de la France », indique pour­tant l’article 75–1, depuis la réforme con­sti­tu­tion­nelle de 2012. Mais pour Peire Cos­ta, mem­bre de la direc­tion du Par­ti occ­i­tan, « cet arti­cle n’apporte aucun droit par­ti­c­uli­er et encore moins de devoirs vis à vis des langues régionales : c’est du sym­bol­ique ». Bruno Retail­leau tient à pré­cis­er que « rien n’empêche l’utilisation des langues régionales : nous sommes très attachés à leur sauve­g­arde, il n’y a donc pas lieu d’être frus­tré ».

emblème occitan

Emblème occ­i­tan

Les reven­di­ca­tions région­al­istes se sont rad­i­cal­isées au fur et à mesure des années. Paris aurait engen­dré son pro­pre enne­mi par sa pos­ture sup­posée face à l’urgence de la sit­u­a­tion des langues régionales. « On a per­du énor­mé­ment de temps, on con­tin­ue aujourd’hui à per­dre des locu­teurs, affirme Peire Cos­ta. Les mesures sont claire­ment insuff­isantes et c’est en réac­tion à cette indif­férence que nais­sent des mou­ve­ments sécessionnistes. »

« Dan­ger de dis­pari­tion » : c’est l’état de l’ensemble des langues régionales de l’Hexagone selon l’Unesco, excep­té le basque. Le séna­teur Bruno Retail­leau estime mal­gré tout que l’État ne peut répon­dre à toutes ces reven­di­ca­tions : « Notre nation s’est con­stru­ite autour du français, ce qui lui donne une pri­mauté incon­testable sur les langues régionales qui sont les moyens d’expressions d’une minorité seulement. »

Dès qu’on veut chang­er les choses, on est accusé de met­tre en péril cette unité nationaleDavid Grosclaude, mem­bre du Par­ti occitan

L’ancien jour­nal­iste et mem­bre du Par­ti occ­i­tan David Grosclaude va jusqu’à dénon­cer un « fan­tasme total­i­taire de l’uniformisation ». « Dès qu’on veut chang­er les choses, on est accusé de met­tre en péril cette unité nationale, s’offusque-t-il. La Suisse a qua­tre langues offi­cielles. A‑t-elle éclaté ? Non. »

Une démon­stra­tion un peu courte pour Bruno Retail­leau : « L’histoire de ce pays est tout à fait dif­férente de la nôtre car il s’agit d’une con­fédéra­tion. Au con­traire, l’histoire de France est celle d’un État-nation qui s’est bâti autour de ce qui nous rassem­ble et dont la langue est un élé­ment cen­tral. » Pour lui, l’unité nationale ne doit pas repos­er sur ce qui nous dif­féren­cie mais sur ce qui nous unit : « Entre l’unité nationale et le com­mu­nau­tarisme ter­ri­to­r­i­al, je choisir­ai tou­jours l’unité nationale. »

Reste que les défenseurs de ces langues, qui pren­nent pour cer­taines leurs racines au Moyen-Âge, ne se sen­tent pas enten­dus : « ce n’est pas la langue qui a créé une volon­té d’autonomie des régions, c’est le fait de mal traiter et d’ou­bli­er ces gens-là », con­fie David Grosclaude.

Nous n’avons rien à atten­dre de l’ÉtatPeire Cos­ta, secré­taire général de Régions et peu­ples solidaires

Les solu­tions pro­posées sont rad­i­cales. « Les régions doivent aller jusqu’au bras de fer avec l’État, il faut batailler, martèle l’occitanais Peire Cos­ta, égale­ment secré­taire général de la fédéra­tion de l’ensemble des par­tis région­al­istes de France, Régions et peu­ples sol­idaires. Nous n’avons rien à atten­dre de l’État. »

Emblème basque

Emblème basque

La co-offi­cial­ité, demandée par l’ensemble des par­tis région­al­istes, serait « la seule façon de faire sur­vivre une langue », lâche-t-il. En obtenant un statut offi­ciel, équiv­a­lent à celui du français, la langue pour­rait être employée pour les dif­férents actes de la vie courante : pour pay­er ses impôts ou encore porter plainte. Aux yeux de Bruno Retail­leau, c’est une demande extrav­a­gante qui risque « d’installer une con­cur­rence lin­guis­tique » : « Sur quels critères juger l’officialité d’une langue ? Si c’est l’histoire, pourquoi le bre­ton et pas le gal­lo ? Si c’est la démo­gra­phie, pourquoi pas le chi­nois dans le 13e arrondisse­ment de Paris ? »

George Pom­pi­dou dis­ait que « l’Europe des régions a déjà existé, ça s’appelait le Moyen-Âge ». Aujourd’hui, cepen­dant, pour l’occitanais Peire Cos­ta, l’autonomie sem­ble le seul salut pos­si­ble des langues régionales. « Un statut d’autonomie per­me­t­trait à chaque région de met­tre en place sa pro­pre poli­tique rat­tachée à une ter­ri­to­ri­al­ité de la langue, explique-t-il. Il faut que le pou­voir soit au plus près des provinces pour s’occuper au mieux des langues. » Cet idéal prendrait forme dans un ensem­ble plus vaste : une Europe fédérale, une Europe des régions, comme ce que revendique la fédéra­tion Régions et peu­ples solidaires.

En poli­ti­sant cette cause, on se trompe de com­batDavid Malas, mil­i­tant asso­ci­atif alsacien

Les par­ti­sans d’une recon­nais­sance des langues régionales ne sont néan­moins pas tous d’accord sur les solu­tions à prôn­er. Pour le mil­i­tant asso­ci­atif alsa­cien David Malas, la défense des langues régionales « ne doit pas être un com­bat poli­tique ». Sa pri­or­ité ? L’investissement dans les asso­ci­a­tions. Un investisse­ment d’une util­ité plus effec­tive : « En poli­ti­sant cette cause, on se trompe de com­bat, explique-t-il. Il y a six mois, par exem­ple, on a créé à Mul­house des ate­liers d’alsacien pour rem­plir les temps périsco­laires. Durant deux heures, on réu­nit des enfants de tout âge et de tout horizon. »

Représen­ta­tion de Màdàme Dop­pel­may­er. (Les dernières nou­velles d’Alsace)

L’amoureux de l’alsacien est lucide : « Je sais que l’avenir va être dur pour les langues régionales, j’ai peur qu’on soit la dernière généra­tion à par­ler alsa­cien. Mais je vois des ini­tia­tives ! » La solu­tion ne se trou­ve pas dans une reven­di­ca­tion auton­o­miste ou une demande de co-offi­cial­ité mais dans le bras­sage d’idées. « Au théâtre, on a mon­té une pièce mod­erne, Madame Doubt­fire, mais jouée en alsa­cien, racon­te-t-il. Cela per­met de touch­er un pub­lic jeune ! ». Le célèbre rôle incar­né par Robin Williams en 1993 se trans­forme ain­si le temps d’une soirée mul­housi­enne en Màdàme Doppelmayer.

Le très poli­tisé occ­i­tanophone Peire Cos­ta déploie lui aus­si des alter­na­tives aux actions et dis­cours poli­tiques. Pour sauver ce pat­ri­moine français, il a son arme secrète : par­ler à sa fille de 4 ans en occitan.

Vous lui par­lez français par­fois ?  — Non, jamais.