Peut-être est-ce pour tromper l’en­nui que Rotcey et ses cama­rades récla­ment des devoirs de français. Les journées sont monot­o­nes à Etrochey (Côte-d’Or), mais la jeune Sri Lankaise ne s’en plaint pas. Elle décrit sa journée type avec un air de con­tente­ment, les lèvres tou­jours étirées dans un sourire un peu for­cé : elle s’oc­cupe de son fils, pré­pare à manger et, en atten­dant qu’il ren­tre de l’école, regarde la télé. La télé de « chez elle » pour garder un œil sur son pays, et « celle d’i­ci » pour com­pren­dre son pays d’adop­tion. Depuis dix-huit mois, c’est la Bour­gogne : Rotcey est hébergée dans un cen­tre d’ac­cueil des deman­deurs d’asile, le Cada du Mont-Lassois.

 

La bâtisse étire sa car­casse vieil­lotte le long des champs. On y fait en ce moment des travaux pour amélior­er le con­fort des habi­tants. A l’é­tage, les petites cham­bres réson­nent du bruit des out­ils. Il est dif­fi­cile de tomber par hasard sur le Cada : il est situé en haut d’une petite pente sin­ueuse, dans une par­tie de la com­mune où il y a peu de maisons. Il faut pass­er un petit pont qui enjambe la Seine, après avoir lais­sé der­rière soi des petites maisons de pierre sans âge, pas tou­jours très bien entretenues. De ce côté du pont, il y a peu de voisins, un petit lotisse­ment rel­a­tive­ment récent en con­tre­bas et surtout la car­rière de pierre du village.

87
le nom­bre de places qu’of­fre le cen­tre d’ac­cueil des deman­deurs d’asile d’Etrochey

En face du cen­tre s’en­tassent des fer­railles et d’autres ter­rains aban­don­nés. Ils sont soix­ante, comme Rotcey, à vivre dans cette anci­enne mai­son de retraite au cœur de la cam­pagne. Com­ment arrive-t-on du Koso­vo, du Con­go ou du Sri Lan­ka à Etrochey, Côte-d’Or ? Com­plète­ment par hasard. A leur arrivée en France, les réfugiés doivent se présen­ter en pré­fec­ture, à une plate­forme d’ac­cueil des deman­deurs d’asile ou à l’Of­fice français de l’immigration et de l’intégration. Après leur enreg­istrement, ils sont ensuite envoyés au petit bon­heur la chance vers l’un des 265 cen­tres d’ac­cueil actuelle­ment répar­tis sur tout le ter­ri­toire. Enreg­istrés à Cher­bourg ou Dijon, ils n’ont pas d’autre choix que d’aller là où les pré­fec­tures les envoient.

Autour du centre, la campagne bourguignonne s'étend à perte de vue

Autour du cen­tre, la cam­pagne bour­guignonne s’é­tend à perte de vue

« Cela ne se fait pas tout à fait par hasard non plus, tem­père Rachel Fer­riot, la cheffe de ser­vice du cen­tre d’Etrochey. L’ad­min­is­tra­tion fait atten­tion à l’é­tat de san­té et aux struc­tures famil­iales. » Elle tra­vaille depuis qua­torze ans pour l’as­so­ci­a­tion Coal­lia, un des plus gros ges­tion­naires de Cada en France. Elle a débuté sa car­rière dans le cen­tre voisin de Châtil­lon-sur-Seine, le plus gros bourg des envi­rons. A sa créa­tion en 2002, le Cada d’Etrochey n’é­tait qu’une antenne de ce cen­tre. Depuis 2013, il est indépen­dant et offre 87 places sur deux sites différents. 

Une prison sans gardiens

Pour Fan­ny, une trente­naire orig­i­naire de la République démoc­ra­tique du Con­go, l’arrivée a été bru­tale. « Ici, pour moi, c’est comme une prison sans gar­di­ens », martèle-t-elle. Ter­rée dans le silence depuis notre arrivée dans les locaux, elle décide soudain de s’exprimer. La jeune femme aux longues tress­es et aux yeux cernés n’a jamais vrai­ment accep­té l’isole­ment. Elle ne racon­tera pas son his­toire, n’est pas là pour ça. Par­ler de sa vie d’a­vant, pas ques­tion. Lut­ter pour que son présent s’améliore en nous par­lant, oui.  « Ça ne va pas mieux, mais je fais sem­blant. Je fais l’ef­fort pour mes enfants. » Rachel Fer­riot le con­cède : « C’est tou­jours dif­fi­cile quand les migrants arrivent à Etrochey. »

« J’ai eu l’impression d’avoir été bal­ancée dans la forêt quand je suis arrivée pour la pre­mière fois », se sou­vient Fan­ny. L’isolement l’empêche d’ac­com­plir ce qu’elle con­sid­ère comme ses devoirs de mère, comme par exem­ple d’aller chercher son fils à l’école, située à plusieurs kilo­mètres. Elle est réduite à atten­dre qu’il revi­enne avec le bus sco­laire. S’ils veu­lent se déplac­er sans deman­der aux assis­tants soci­aux du cen­tre, la solu­tion c’est le taxi : 5 euros pour aller jusqu’à la « civil­i­sa­tion ». Ou la marche à pied. Fan­ny le fait sou­vent. « Au début c’é­tait un peu long, main­tenant je con­nais le chemin. Mais j’ai peur quand je dois ren­tr­er et qu’il fait déjà nuit. »

Moi je n’hésite pas à aller pleur­er auprès de la direc­trice. Les autres n’osent pas, mais il faut pleur­er pour que ça change !Fan­ny, migrante arrivée de RDC

La jeune femme se sent loin de tout : pas de trans­ports en com­muns, de mag­a­sin de prox­im­ité. Pas de diver­tisse­ment ni de pos­si­bil­ité de faire des emplettes pour cette trente­naire coquette, qui aligne fière­ment sa col­lec­tion de sacs à main dans sa petite cham­bre. Les navettes vers Châtil­lon sont réservées aux besoins vitaux : cours­es ou ren­dez-vous médi­caux. Moins fréquem­ment, les oblig­a­tions admin­is­tra­tives. Direc­tion Châtil­lon encore, Dijon voire Paris. Le lun­di, c’est le jour des cours­es. Une journée que cha­cun attend — encore — de pied ferme.

«L'endroit où je passe le plus de temps ? Mon lit», Fanny, arrivée au Cada en octobre 2015

«L’en­droit où je passe le plus de temps ? Mon lit», Fan­ny, arrivée au Cada en octo­bre 2015

Fan­ny a atter­ri à Paris en juin 2015 avant d’être envoyée à Etrochey. Elle se sen­tait dans son élé­ment dans la cap­i­tale et rêve d’y retourn­er : « C’est ma prière de tous les jours. » Ce n’est pas tant le lèche-vit­rines qui manque à Fan­ny, mais la « sen­sa­tion de la ville, de pou­voir marcher dans les rues en croisant des gens que je ne con­nais pas ». Son regard est changeant : il pétille quand mali­cieuse, elle avoue ne pas hésiter à cri­ti­quer le sys­tème : « Moi je n’hésite pas à aller pleur­er auprès de la direc­trice. Les autres n’osent pas, mais il faut pleur­er pour que ça change ! » Quand on en vient aux raisons de son mal-être à Etrochey, il se ter­nit, et ses longues tress­es cessent de danser autour de son vis­age rond. Elle aurait aimé être placée dans le Cada de Châtil­lon-sur-Seine, dont dépendait il y a encore quelques années celui d’Etrochey. « Là-bas, les gens ont accès à plus que la pre­mière néces­sité, ils sont beau­coup plus indépen­dants. Ils peu­vent aller pren­dre le bus pour Dijon ou pour la gare. » Fan­ny a l’im­pres­sion que ses cama­rades châtil­lon­nais sont moins désœu­vrés qu’elle, esseulée à Etrochey. L’isole­ment n’est pas seule­ment un poids, il les infan­tilise. Les rési­dents avaient une vie avant Etrochey, où ils avaient des respon­s­abil­ités et étaient sou­vent à la tête d’une famille. La plu­part sont trente­naires, mais ont désor­mais la même autonomie que des ado­les­cents. Fan­ny par exem­ple, tra­vail­lait dans un orphe­li­nat dans son pays. 

Ils ne voient que nous, toute la journée, nous sommes leurs seuls inter­locu­teursRachel Fer­riot, cheffe de ser­vice du cen­tre d’Etrochey

« Ils ne voient que nous, toute la journée, nous sommes leurs seuls inter­locu­teurs, explique Rachel Fer­riot. Alors oui, on tisse plus facile­ment une rela­tion de con­fi­ance avec eux, mais cela les rend très dépen­dants de nous. » Dif­fi­cile d’être autonome quand on ne com­prend pas le sys­tème français, ni même la langue. L’accompagnement se fait sur le ter­rain admin­is­tratif, mais aus­si physique­ment, en les emmenant partout où ils ont besoin d’aller, dans les pre­miers temps au moins. « On a cal­culé que sur un mois, au moins la moitié du temps de tra­vail d’un des mem­bres du per­son­nel se fait sur la route, con­fie Rachel Fer­riot. C’est inévitable. » Elle tente, tant bien que mal, de con­stru­ire leur pro­jet de vie une fois sor­tis du centre.

Même avec tout ce temps passé à faire la navette, Rotcey, sort peu. Elle a passé ses pre­miers mois dans un hôtel à Paris, avec son fils alors âgé de 2 ans et son mari. Puis ils ont été envoyés à Etrochey. « J’ai pleuré pen­dant une semaine, je ne par­lais pas français, juste un tout petit peu d’anglais. Je ne pou­vais com­pren­dre per­son­ne. » En dix-huit mois, elle a suivi plusieurs fois par semaine des cours de français don­nés par des bénév­oles, et son français s’est amélioré con­sid­érable­ment. Elle con­tin­ue à ne pas man­quer un seul cours. L’envie de s’en sor­tir. Rotcey a com­pris que maîtris­er le français était la clé de son avenir après le cen­tre. Qui pour­rait être en Bour­gogne, pourquoi pas. Elle a passé du temps à Paris pen­dant ses pre­miers mois en France, et y a passé des vacances auprès de sa famille, mais la cap­i­tale ne l’a pas con­quise. « Paris, c’est bof. Il y a beau­coup de monde, trop de monde, je n’ai pas trop aimé. »

Même si Rotcey ne souffre pas de l'isolement, son téléphone reste un allié précieux.

Même si Rotcey ne souf­fre pas de l’isole­ment, son télé­phone reste un allié précieux.

Loin de sa com­mu­nauté tamoule très présente dans la cap­i­tale, elle sem­ble s’é­panouir. Loin des regards qui jugent comme au pays. « Ici je suis tran­quille. Main­tenant que je con­nais, j’aime bien Etrochey, j’aimerais bien rester. » Quand les enfants des 22 familles hébergées en ce moment sont à l’é­cole, le cen­tre se fait silen­cieux. Depuis 18 mois qu’elle est ici, Rotcey a l’air d’ap­préci­er ce calme plus que tout. C’est la paix qu’elle recherche, et le con­fort. Elle tripote machi­nale­ment son t‑shirt délavé en par­lant. Elle veut nous aider, alors elle se con­cen­tre, et plisse ses grands yeux bruns dans l’ef­fort. En par­lant, elle cherche tou­jours du regard son jeune fils, restée auprès d’elle car malade. Elle résume son périple en quelques mots. « Il y avait des prob­lèmes dans mon pays. »  Elle ne l’évoque presque pas, ni les raisons de sa fuite. Mais la jeune Tamoule par­le sans fards de ce qui la pour­suit, même à l’autre bout du monde : la peur. Des avions plein la tête, ceux qui bom­bar­daient le Sri Lan­ka pen­dant la guerre civile (de 1983 à 2009). Elle mime ces instants d’effroi. Ses mus­cles se ten­dent, son souf­fle se coupe au son d’un avion pétaradant dans le ciel. Le sourire, tou­jours, « même si ici, on a tou­jours un sur­saut ». Mais les avions sont rares à Etrochey, c’est peut-être ça qui la rassure.

J’ai peur que les habi­tants me roulent dessus parce que je suis noireFan­ny, migrante arrivée de RDC

Le charme et le calme bucol­ique de la Bour­gogne apais­erait-il les deman­deurs d’asile ? C’est ce que con­firme à la fois Rachel Fer­riot et d’autres rési­dents d’Etrochey, comme Duda et son mari Isak, qui vien­nent du Koso­vo. Passés par Beau­vais et Amiens pour les héberge­ments pro­vi­soires, ils sont arrivés avec leurs deux fils à Etrochey à l’été 2015. Leur adap­ta­tion a été dif­fi­cile, con­fie Duda : « Au début, je pleu­rais tous les jours. Cela a duré une semaine, mais ça va beau­coup mieux main­tenant. Le vil­lage est joli, il y a beau­coup de nature, on est bien. » Isak approu­ve d’un hoche­ment de tête. Il par­le peu, a l’air plus ren­fer­mé que sa femme, qui elle est solaire et socia­ble. On crois­era Duda à plusieurs repris­es en train de par­ler en riant avec ses voisines dans les couloirs. Le mari sem­ble être moins char­mé par « le joli vil­lage » que sa femme. C’est le temps d’adap­ta­tion, la phase d’at­tente, leur dit-on. Ils le savent très bien mais n’ar­rivent pas à imag­in­er l’avenir ici, même s’ils s’y sen­tent bien et qu’ils ont inté­gré la com­mu­nauté des rési­dents du Cada.

Comme pour Rotcey, l’Of­fice français de pro­tec­tion des réfugiés et apa­trides (Ofpra) a refusé leur demande d’asile. Ils ont fait appel de la déci­sion auprès de la Cour nationale du droit d’asile. Toute leur vie est sus­pendue à ce nou­veau juge­ment, alors pas ques­tion de faire des plans sur la comète. Ils atten­dent, patiem­ment, mais pas vrai­ment sereinement.

Ce n’est pas avec les “locaux” que les rési­dents vont amélior­er leur français, les gens d’i­ci sont plutôt fer­mésAnne-Sophie Bertrand, pro­fesseure bénév­ole de français

Dans le vil­lage, Fan­ny va sou­vent marcher pour occu­per ses journées, mais elle n’est pas tou­jours en con­fi­ance. « J’ai un peu peur que les habi­tants du vil­lage me roulent dessus parce que je suis noire », dit-elle en riant. Elle sait qu’elle force le trait, mais les con­tacts sont peu fréquents. Anne-Sophie Bertrand, la pro­fesseure bénév­ole de français, résume assez claire­ment : « Ce n’est pas avec les “locaux” que les rési­dents du Cada vont amélior­er leur français, les gens d’i­ci sont plutôt fer­més. Ils ne font pas du tout l’ef­fort de les inté­gr­er. »  Rachel Fer­riot l’avoue elle aus­si volon­tiers. « Nous tra­vail­lons en pri­or­ité sur leur inser­tion dans la société, et sur l’après-Cada. Les rela­tions avec les habi­tants d’Etrochey ne sont pas pri­or­i­taires, même si nous avons des jeunes en ser­vice civique qui essaient de mon­ter une action en ce sens en ce moment. » La respon­s­able a déjà essayé de tiss­er des liens entre vil­la­geois et rési­dents : une « fête du partage » avait été organ­isée l’an­née dernière, une sorte de fête des voisins à grande échelle. « Deux per­son­nes du vil­lage y ont par­ticipé », lâche-t-elle.

Avant de repren­dre sur une note plus opti­miste. Voilà trois ans, pen­dant la mini-tor­nade qui avait dure­ment frap­pé la région et le vil­lage, elle s’é­tait pré­cip­ité au cen­tre pour véri­fi­er que tout allait bien. Elle y avait trou­vé des rési­dents réu­nis dans la salle com­mune, se por­tant volon­taires pour aider ceux dont les maisons n’avaient pas été épargnées. Mais pas ques­tion de tout voir en rose : il sera dif­fi­cile de tiss­er des liens entre des gens qui ont peur les uns des autres, tout le monde le sait. Peut-être fau­dra-t-il atten­dre encore pour que les voisins appren­nent à s’apprivoiser. Du temps, les réfugiés en ont : c’est le temps d’Etrochey, le temps de l’attente, le temps de l’ennui, et de l’espoir aussi.