« J e ne t’appellerai pas Dominique, tu es Marie-Thérèse main­tenant. » Une grande dame au regard som­bre avance timide­ment sur la scène du Salon anti­colo­nial. Cette série de con­férences-débats, qui s’est tenue à Paris début mars, abor­de l’héritage du colo­nial­isme dans le monde con­tem­po­rain. Marie-Thérèse est venue pour y racon­ter une énième fois sa dou­ble iden­tité, et une his­toire encore absente des livres sco­laires. Elle fait par­tie de ceux qu’on appelle par un dérangeant rac­cour­ci « les enfants de la Creuse », ces 1615 enfants et ado­les­cents réu­nion­nais trans­férés de force dans 64 départe­ments de la métro­pole, entre 1963 et 1982.

Pen­dant près de vingt ans, à l’initiative du député de l’île, Michel Debré, la Réu­nion organ­ise la migra­tion d’enfants réu­nion­nais devenus pupilles de l’Etat, âgés de six mois à 18 ans. Orphe­lins, aban­don­nés ou issus de milieux défa­vorisés, les enfants de « Papa Debré » doivent être adop­tés et for­més en métro­pole. Le préfet compte alors, par un effet de vas­es com­mu­ni­cants, com­bat­tre la sur­pop­u­la­tion de l’île de la Réu­nion en même temps que le dépe­u­ple­ment de cer­taines régions français­es du fait de l’exode rur­al. L’historien Ivan Jablon­ka, invité au Salon anti­colo­nial, avance une autre expli­ca­tion au trans­fert des mineurs : Michel Debré craig­nait une « explo­sion sociale » qui pou­vait « men­er l’ancienne colonie sur la voie de l’indépendance ».

Marie-Thérèse con­sulte son dossier d’adop­tion, qu’elle con­naît pour­tant par coeur.

Dans sa petite cham­bre en haut d’une tour du 19e arrondisse­ment, Marie-Thérèse con­serve pré­cieuse­ment une chemise rouge d’écolière. Elle y garde depuis vingt ans les doc­u­ments qu’elle a pu col­lecter sur son pro­pre itinéraire. Aujourd’hui, elle sait qu’à l’âge de trois ans, elle a été déplacée comme pupille dans la Creuse, puis adop­tée dans la Sarthe sous une nou­velle iden­tité, et que son trans­fert a été orchestré par la Direc­tion départe­men­tale des affaires san­i­taires et sociales (DDASS) de la Réu­nion, pour l’éloigner de la mis­ère dans laque­lle elle vivait. Elle n’a retrou­vé sa famille qu’à l’âge de 35 ans, et cherche encore à com­pren­dre com­ment sa mère a pu « l’abandonner sans le vouloir ni le savoir ». « Les inves­ti­ga­tions n’en sont qu’à leur début », lance-t-elle en lis­sant ses doc­u­ments de la paume de sa main.

Le 18 févri­er 2016, la min­istre de l’Outre-mer George Pau-Langevin a annon­cé la mise en place d’une « com­mis­sion d’information et de recherche his­torique sur la migra­tion for­cée » des enfants réu­nion­nais. C’est la pre­mière fois qu’une com­mis­sion d’experts indépen­dante est mis­sion­née pour faire la lumière sur ce que les his­to­riens con­sid­èrent comme un « secret d’État ». Les ex-pupilles, pour­tant, n’en atten­dent que peu de choses. Cer­tains, comme Marie-Thérèse, ne font plus con­fi­ance à l’Etat pour rétablir la vérité. D’autres, comme Jean-Pierre, déplacé à Guéret en 1964, ne veu­lent plus enten­dre par­ler de cette his­toire « du passé ».

La com­mis­sion aura une entière lat­i­tude pour audi­tion­ner toute per­son­ne et accéder à tout doc­u­ment jugé néces­saireGeorge Pau-Langevin, min­istre de l’Outre-mer

Une pre­mière enquête avait été menée en 2002 pour répon­dre à la plainte du pupille Jean-Jacques Mar­tial. Il attaquait l’Etat pour « enlève­ment, séques­tra­tion de mineurs, rafles et dépor­ta­tion » et demandait répa­ra­tion finan­cière. A la demande du min­istère de l’Emploi et de la Sol­i­dar­ité, deux enquê­teurs de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) avaient mené six mois de recherch­es et con­clu à une « rel­a­tive réus­site éduca­tive ». « Une étude avortée », selon Ivan Jablon­ka, auteur d’Enfants en exil, et seul his­to­rien à avoir con­sulté les 1615 dossiers des pupilles. « C’est une cui­sine interne qui débouche sur un rap­port tris­te­ment par­ti­san, explique-t-il. La migra­tion des pupilles réu­nion­nais n’a pas don­né lieu à une mis­sion par­lemen­taire ou à une inves­ti­ga­tion indépen­dante mais à une enquête instru­ite au sein même de l’administration. »

La com­mis­sion de 2016 se veut indépen­dante. « Nous sommes des experts, pas des poli­tiques », affirme Philippe Vit­tale, le soci­o­logue à la tête de l’équipe. Entouré de deux his­to­riens, d’un géo­graphe et d’un inspecteur général des affaires sociales, il compte « décrire les faits, de manière objec­tive et sans car­can ». Le 18 févri­er, la min­istre a promis publique­ment une « entière lat­i­tude pour audi­tion­ner toute per­son­ne et accéder à tout doc­u­ment jugé néces­saire », dans le but de favoris­er le tra­vail de mémoire. Les asso­ci­a­tions de vic­times ne fer­ont pas par­tie de la com­mis­sion, mais devraient être audi­tion­nées : « On ne peut pas être juge et par­tie », rap­pelle Philippe Vit­tale. Le Con­seil représen­tatif des asso­ci­a­tions noires (Cran) a man­i­festé par com­mu­niqué ses réserves face à ce manque de trans­parence, reprenant à son compte les mots de Nel­son Man­dela : « Ce qui se fait pour nous, sans nous, est tou­jours con­tre nous. »

Marie-Thérèse reste méfi­ante, comme les six autres pupilles qu’elle appelle « les fron­deurs ». Pen­dant vingt ans, elle a eu l’impression de « courir après une his­toire qu’on lui a volée et d’a­muser les médias ». Elle ne fait con­fi­ance à per­son­ne pour l’aider à com­pren­dre son his­toire : ni à l’Etat, dont elle pense qu’« il a un cray­on, mais aus­si une gomme et qu’il est dans son intérêt d’effacer des preuves pour éviter toute répa­ra­tion finan­cière ». Ni à son dossier d’adoption, qui con­tient des inco­hérences dues à son dou­ble état civ­il, et qu’elle appelle « des faux ». Ni même à la mère qu’elle a retrou­vée : « Par­fois, pour pren­dre de la dis­tance, je l’appelle ” cette femme ” plutôt que ma mère. Tout ce qu’elle racon­te, je veux le véri­fi­er. »

On a trompé légale­ment des familles qui étaient dans la mis­èreIvan Jablon­ka, historien

Ce qu’elle sait, elle le doit à des doc­u­ments épars, au bouche à oreille et à un his­to­rien, Sudel Fuma. Il l’a aidée à com­pren­dre que son aban­don était le résul­tat d’un malen­ten­du : sa mère, anal­phabète, aurait signé par une empreinte de pouce un acte d’abandon, croy­ant accepter un place­ment tem­po­raire. « Un appel à l’aide trans­for­mé en aban­don », selon elle. C’est une his­toire banale à l’époque où, comme l’explique Ivan Jablon­ka, la poli­tique menée par l’assistance publique était d’« arracher les enfants à un milieu d’origine vicié pour les faire renaître ailleurs », au point d’isol­er les enfants de leurs par­ents, de leurs fratries et de leurs cul­tures. « On a trompé légale­ment des familles qui étaient dans la mis­ère », pré­cise-t-il, en prof­i­tant de leur détresse sociale et du « fan­tasme de la métro­pole ».

Attes­ta­tion de sor­tie du ter­ri­toire” de Marie-Thérèse. Le doc­u­ment a été anonymisé.

L’historien Ivan Jablon­ka milite pour que l’histoire des Réu­nion­nais déplacés entre enfin dans les livres d’histoire : « Il faut dire aux pupilles de quoi ils ont été vic­times : une vio­lence d’Etat néo­colo­niale au cœur de la 5e République », affirme-t-il. Pour Marie-Thérèse, la réso­lu­tion votée en 2014, qui recon­naît « que l’Etat a man­qué à sa respon­s­abil­ité morale envers [les] pupilles », ne suf­fit pas : « J’étais là, dans le poulailler de l’Assemblée nationale, racon­te-t-elle. Pour moi, ce sont les 227 députés présents qui recon­nais­sent, pas la France. Le Français moyen ne con­naît rien de notre his­toire. »

Les vies des Réu­nion­nais déplacés ne sont pas toutes des vies brisées. Pour Ivan Jablon­ka, « l’examen des dossiers dresse un bilan glob­ale­ment négatif, mais qu’il faut détailler ». Selon lui, pour un quart des mineurs, le trans­fert for­cé a été une « cat­a­stro­phe humaine, assor­tie de délin­quance, de décrochage sco­laire, de dépres­sion, de ten­ta­tives de sui­cide par­fois ». La moitié d’entre eux a mal vécu le « choc mét­ro­pol­i­tain », dans un con­texte d’arrachement cul­turel et sur fond de racisme. Mais pour un dernier quart, « la migra­tion for­cée a été une sec­onde chance ».

Cette his­toire est prise dans un con­flit d’intérêts et de men­songes, et la vérité ne peut plus être rétablieJean-Pierre, pupille

C’est le cas de Jean-Pierre, qui n’a jamais quit­té la Creuse depuis son arrivée en 1964. Il ne voit dans la com­mis­sion d’expertise aucun intérêt : « C’est une perte de temps et d’argent, déplore-t-il. Cette his­toire est prise dans un con­flit d’intérêts et de men­songes, et la vérité ne peut plus être rétablie. » Il est las qu’une « minorité de fron­deurs englobe et vic­timise » les Réu­nion­nais déplacés. Selon lui, « les fron­deurs ne sont motivés que par la répa­ra­tion finan­cière, qu’il serait de toute façon impos­si­ble de chiffr­er main­tenant ». Les pupilles sont divisés à ce sujet, même lorsqu’ils sont d’accord pour deman­der répa­ra­tion : cer­tains récla­ment des bil­lets d’avion, d’autres de « l’argent de poche » qu’ils auraient dû touch­er en tant que pupilles, ou encore les ter­rains dont ils n’ont pu hérit­er sur leur île. Jean-Pierre, lui, insiste : « La Creuse, j’y suis bien et je le revendique. Cette expéri­ence menée par l’Etat français m’a sauvé la vie et m’a extrait d’une mis­ère sans nom. »

Par­mi ces Réu­nion­nais, cer­tains veu­lent con­naître leur his­toire pour la com­pren­dre ou la clamer, tan­dis que d’autres préfèrent l’oublier. En envis­ageant enfin le tra­vail de mémoire, la com­mis­sion mis­sion­née par la min­istre de l’Outre-mer com­mencera peut-être à répon­dre aux ques­tions des familles, sou­vent oubliées des médias.

A deux ans d’in­ter­valle, une Réu­nion­naise lance un avis de recherche sur le site de Rasinn Anler, une asso­ci­a­tion de Réu­nion­nais déplacés. Le mes­sage a été anonymisé.

Depuis que « l’au­to rouge » de l’as­sis­tance sociale a tra­ver­sé les hau­teurs de l’île, la plu­part des familles sont sans nou­velles, alors qu’elles pen­saient revoir l’en­fant aux prochaines vacances. Cinquante ans après, sur inter­net, des Réu­nion­nais sont à la recherche des ” enfants per­dus “. Ils ignorent que la plu­part des archives sont main­tenant acces­si­bles sur demande. Et que les dossiers des pupilles sont stock­és près d’eux, à la Réunion.