Pendant près de vingt ans, à l’initiative du député de l’île, Michel Debré, la Réunion organise la migration d’enfants réunionnais devenus pupilles de l’Etat, âgés de six mois à 18 ans. Orphelins, abandonnés ou issus de milieux défavorisés, les enfants de « Papa Debré » doivent être adoptés et formés en métropole. Le préfet compte alors, par un effet de vases communicants, combattre la surpopulation de l’île de la Réunion en même temps que le dépeuplement de certaines régions françaises du fait de l’exode rural. L’historien Ivan Jablonka, invité au Salon anticolonial, avance une autre explication au transfert des mineurs : Michel Debré craignait une « explosion sociale » qui pouvait « mener l’ancienne colonie sur la voie de l’indépendance ».

Marie-Thérèse consulte son dossier d’adoption, qu’elle connaît pourtant par coeur.
Dans sa petite chambre en haut d’une tour du 19e arrondissement, Marie-Thérèse conserve précieusement une chemise rouge d’écolière. Elle y garde depuis vingt ans les documents qu’elle a pu collecter sur son propre itinéraire. Aujourd’hui, elle sait qu’à l’âge de trois ans, elle a été déplacée comme pupille dans la Creuse, puis adoptée dans la Sarthe sous une nouvelle identité, et que son transfert a été orchestré par la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) de la Réunion, pour l’éloigner de la misère dans laquelle elle vivait. Elle n’a retrouvé sa famille qu’à l’âge de 35 ans, et cherche encore à comprendre comment sa mère a pu « l’abandonner sans le vouloir ni le savoir ». « Les investigations n’en sont qu’à leur début », lance-t-elle en lissant ses documents de la paume de sa main.
Le 18 février 2016, la ministre de l’Outre-mer George Pau-Langevin a annoncé la mise en place d’une « commission d’information et de recherche historique sur la migration forcée » des enfants réunionnais. C’est la première fois qu’une commission d’experts indépendante est missionnée pour faire la lumière sur ce que les historiens considèrent comme un « secret d’État ». Les ex-pupilles, pourtant, n’en attendent que peu de choses. Certains, comme Marie-Thérèse, ne font plus confiance à l’Etat pour rétablir la vérité. D’autres, comme Jean-Pierre, déplacé à Guéret en 1964, ne veulent plus entendre parler de cette histoire « du passé ».
Une première enquête avait été menée en 2002 pour répondre à la plainte du pupille Jean-Jacques Martial. Il attaquait l’Etat pour « enlèvement, séquestration de mineurs, rafles et déportation » et demandait réparation financière. A la demande du ministère de l’Emploi et de la Solidarité, deux enquêteurs de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) avaient mené six mois de recherches et conclu à une « relative réussite éducative ». « Une étude avortée », selon Ivan Jablonka, auteur d’Enfants en exil, et seul historien à avoir consulté les 1615 dossiers des pupilles. « C’est une cuisine interne qui débouche sur un rapport tristement partisan, explique-t-il. La migration des pupilles réunionnais n’a pas donné lieu à une mission parlementaire ou à une investigation indépendante mais à une enquête instruite au sein même de l’administration. »
La commission de 2016 se veut indépendante. « Nous sommes des experts, pas des politiques », affirme Philippe Vittale, le sociologue à la tête de l’équipe. Entouré de deux historiens, d’un géographe et d’un inspecteur général des affaires sociales, il compte « décrire les faits, de manière objective et sans carcan ». Le 18 février, la ministre a promis publiquement une « entière latitude pour auditionner toute personne et accéder à tout document jugé nécessaire », dans le but de favoriser le travail de mémoire. Les associations de victimes ne feront pas partie de la commission, mais devraient être auditionnées : « On ne peut pas être juge et partie », rappelle Philippe Vittale. Le Conseil représentatif des associations noires (Cran) a manifesté par communiqué ses réserves face à ce manque de transparence, reprenant à son compte les mots de Nelson Mandela : « Ce qui se fait pour nous, sans nous, est toujours contre nous. »
Marie-Thérèse reste méfiante, comme les six autres pupilles qu’elle appelle « les frondeurs ». Pendant vingt ans, elle a eu l’impression de « courir après une histoire qu’on lui a volée et d’amuser les médias ». Elle ne fait confiance à personne pour l’aider à comprendre son histoire : ni à l’Etat, dont elle pense qu’« il a un crayon, mais aussi une gomme et qu’il est dans son intérêt d’effacer des preuves pour éviter toute réparation financière ». Ni à son dossier d’adoption, qui contient des incohérences dues à son double état civil, et qu’elle appelle « des faux ». Ni même à la mère qu’elle a retrouvée : « Parfois, pour prendre de la distance, je l’appelle ” cette femme ” plutôt que ma mère. Tout ce qu’elle raconte, je veux le vérifier. »
Ce qu’elle sait, elle le doit à des documents épars, au bouche à oreille et à un historien, Sudel Fuma. Il l’a aidée à comprendre que son abandon était le résultat d’un malentendu : sa mère, analphabète, aurait signé par une empreinte de pouce un acte d’abandon, croyant accepter un placement temporaire. « Un appel à l’aide transformé en abandon », selon elle. C’est une histoire banale à l’époque où, comme l’explique Ivan Jablonka, la politique menée par l’assistance publique était d’« arracher les enfants à un milieu d’origine vicié pour les faire renaître ailleurs », au point d’isoler les enfants de leurs parents, de leurs fratries et de leurs cultures. « On a trompé légalement des familles qui étaient dans la misère », précise-t-il, en profitant de leur détresse sociale et du « fantasme de la métropole ».

“Attestation de sortie du territoire” de Marie-Thérèse. Le document a été anonymisé.
L’historien Ivan Jablonka milite pour que l’histoire des Réunionnais déplacés entre enfin dans les livres d’histoire : « Il faut dire aux pupilles de quoi ils ont été victimes : une violence d’Etat néocoloniale au cœur de la 5e République », affirme-t-il. Pour Marie-Thérèse, la résolution votée en 2014, qui reconnaît « que l’Etat a manqué à sa responsabilité morale envers [les] pupilles », ne suffit pas : « J’étais là, dans le poulailler de l’Assemblée nationale, raconte-t-elle. Pour moi, ce sont les 227 députés présents qui reconnaissent, pas la France. Le Français moyen ne connaît rien de notre histoire. »
Les vies des Réunionnais déplacés ne sont pas toutes des vies brisées. Pour Ivan Jablonka, « l’examen des dossiers dresse un bilan globalement négatif, mais qu’il faut détailler ». Selon lui, pour un quart des mineurs, le transfert forcé a été une « catastrophe humaine, assortie de délinquance, de décrochage scolaire, de dépression, de tentatives de suicide parfois ». La moitié d’entre eux a mal vécu le « choc métropolitain », dans un contexte d’arrachement culturel et sur fond de racisme. Mais pour un dernier quart, « la migration forcée a été une seconde chance ».
C’est le cas de Jean-Pierre, qui n’a jamais quitté la Creuse depuis son arrivée en 1964. Il ne voit dans la commission d’expertise aucun intérêt : « C’est une perte de temps et d’argent, déplore-t-il. Cette histoire est prise dans un conflit d’intérêts et de mensonges, et la vérité ne peut plus être rétablie. » Il est las qu’une « minorité de frondeurs englobe et victimise » les Réunionnais déplacés. Selon lui, « les frondeurs ne sont motivés que par la réparation financière, qu’il serait de toute façon impossible de chiffrer maintenant ». Les pupilles sont divisés à ce sujet, même lorsqu’ils sont d’accord pour demander réparation : certains réclament des billets d’avion, d’autres de « l’argent de poche » qu’ils auraient dû toucher en tant que pupilles, ou encore les terrains dont ils n’ont pu hériter sur leur île. Jean-Pierre, lui, insiste : « La Creuse, j’y suis bien et je le revendique. Cette expérience menée par l’Etat français m’a sauvé la vie et m’a extrait d’une misère sans nom. »
Parmi ces Réunionnais, certains veulent connaître leur histoire pour la comprendre ou la clamer, tandis que d’autres préfèrent l’oublier. En envisageant enfin le travail de mémoire, la commission missionnée par la ministre de l’Outre-mer commencera peut-être à répondre aux questions des familles, souvent oubliées des médias.

A deux ans d’intervalle, une Réunionnaise lance un avis de recherche sur le site de Rasinn Anler, une association de Réunionnais déplacés. Le message a été anonymisé.
Depuis que « l’auto rouge » de l’assistance sociale a traversé les hauteurs de l’île, la plupart des familles sont sans nouvelles, alors qu’elles pensaient revoir l’enfant aux prochaines vacances. Cinquante ans après, sur internet, des Réunionnais sont à la recherche des ” enfants perdus “. Ils ignorent que la plupart des archives sont maintenant accessibles sur demande. Et que les dossiers des pupilles sont stockés près d’eux, à la Réunion.