Dans la cité des 4000, l’architecture est tout en contraste. Près de l’imposante barre HLM se trouve un bâtiment de trois étages, d’une centaine de mètres de longueur. Son revêtement tout en boiseries détonne avec le béton ambiant. Ici se trouve la Miel (Maison de l’Initiative Economique Locale), la pépinière d’entreprises de la Courneuve.
La structure voit le jour à l’automne 2005. Son inauguration marque le début d’une autre politique de la ville, avec moins de grands ensembles et plus d’actions en faveur de l’emploi. Pour cela, les pouvoirs publics — en l’occurrence la communauté d’agglomération Plaine Commune — ont voulu faire entrer dans les 4000 un univers a priori peu connu des quartiers populaires : celui des start-ups.
Dans son bureau, situé au rez-de-chaussée et qui jouxte l’accueil de la pépinière, Ali Celik supervise le fonctionnement de la structure. Lorsque les entrepreneurs sont en difficulté ou ont besoin de conseils, Ali est disponible pour les aider. L’homme est le directeur de la Miel depuis août 2015. Selon lui, la Seine-Saint-Denis est un territoire rempli d’atouts économiques. « Il y a un vrai dynamisme, avec un taux très élevé de création d’entreprise ».
Avec la Miel, l’objectif est de booster la vie économique locale et de créer de l’emploi dans une ville où, selon l’INSEE, le taux de chômage frôle les 27%. Pour y parvenir, Ali Celik privilégie une stratégie “exogène” : « C’est mieux de s’ouvrir et d’attirer des entrepreneurs qui viennent de Paris ou d’autres départements. Le plus important, c’est de faire grandir des entreprises et de permettre à notre territoire de se développer. » Et ça marche. Selon Ali Celik, « vingt personnes qui travaillent à la pépinière viennent de la cité des 4000. Cela représente 25% des emplois présents ici. » Au sein de la pépinière, plusieurs start-ups prennent leur part dans ce projet. Focus sur trois d’entre elles, qui agissent au quotidien pour exploiter les ressources de la Seine-Saint-Denis.

Benjamin Do et Pétronille Chepeau veulent faire travailler le tissu local d’entreprises. Pour leurs cartons d’expédition, ils font appel à une société basée à La Courneuve.
Ils sortent à peine de leurs études — droit notarial pour elle, école de commerce pour lui — lorsque Pétronille Chepeau et Benjamin Do fondent, début 2014, le site Internet Wadiga.com. Les deux jeunes entrepreneurs, originaires de Paris et de Lyon, optent pour le e‑commerce d’objets de décoration haut de gamme. Pour concrétiser leur projet, ils ont besoin d’un entrepôt, mais le budget est serré. Au départ, aucun des deux associés ne songeait à s’installer en Seine-Saint-Denis. « On ne connaissait pas ce département, mais on a trouvé dans la pépinière des locaux de 127 m², la taille parfaite. Et surtout, le loyer était au moins cinq fois plus bas que dans une structure privée », se réjouit Benjamin Do. Les deux jeunes entrepreneurs sont enthousiastes. Pas leurs proches.
Deux ans plus tard, les deux dirigeants ne regrettent pas leur pari : « Il ne nous est jamais rien arrivé, explique Benjamin Do. Aucun problème ni pour notre marchandise, ni pour nous. En plus, les locaux sont dans un superbe état. » Pétronille Chepeau partage ce constat, mais elle considère qu’il existe « une vraie barrière psychologique qui fait que beaucoup de gens ont peur de la Seine-Saint-Denis. »
Cette barrière se transforme en plafond de verre, lorsqu’il s’agit de recruter des diplômés d’école de commerce. « On aimerait créer notre premier poste salarié. Il serait dédié au marketing, et on a besoin d’un profil Bac+5. On n’arrive pas à trouver de candidats », regrette Pétronille Chepeau. En cause : le manque de diplômes ou d’expérience professionnelle : « Ici il y a trop peu de profils qui correspondent. Une fois, on a reçu une candidature d’un jeune homme pour le poste de responsable du marketing. Il avait fait son BTS avec le CNED (NDLR : une formation à distance) et n’avait jamais travaillé. On ne pouvait pas prendre le risque de l’embaucher ! Et de l’autre côté, les diplômés parisiens ont peur de venir à La Courneuve. »
Loin d’être découragés, Pétronille Chepeau et Benjamin Do veulent au contraire agir pour le développement de ce département. « On est dans une démarche de gagnant/gagnant, explique la jeune femme. On nous permet d’accéder à des locaux propres, neufs et à une belle surface pour un loyer correct. On veut apporter quelque chose en retour. » Pour cela, les deux entrepreneurs achètent cartons et emballages à Cartondul, une société installée à La Courneuve. « C’est important pour nous de faire travailler le tissu local d’entreprises, explique Pétronille Chepeau. Ils sont juste à côté, c’est hyper pratique ! On pourrait sûrement trouver moins cher ailleurs, mais ça ne nous intéresse pas. »
Les deux associés ont également noué un partenariat avec le lycée professionnel Alfred-Costes de Bobigny. Wadiga.com y recrute plusieurs stagiaires pendant huit semaines. Les lycéens doivent travailler sur les photographies des articles vendus sur le site Internet. « Nous n’avons pas encore les moyens de créer un emploi sur ce poste. On fait donc appel à ces jeunes qui viennent des quartiers populaires, et qui ont du mal à trouver des stages. Jusqu’à présent, ça s’est toujours bien passé », explique Benjamin Do.
Pour ces actions, Wadiga.com a été récompensé : Pétronille Chepeau a reçu en décembre dernier le prix de la Créatrice Quartier, qui récompense les entrepreneurs s’impliquant dans les quartiers populaires. Mais les deux associés ne veulent pas transformer cette reconnaissance en atout marketing pour leur société :
Pétronille Chepeau complète : « On ne veut pas instrumentaliser le fait de s’implanter en Seine-Saint-Denis. Bien au contraire. On agit localement, on donne leur chance à des jeunes qui ont des difficultés à trouver un stage, mais on veut être reconnus pour notre travail, pour notre qualité d’entrepreneurs. »
Deux ans après leur installation, l’aventure séquano-dionysienne est une réussite. « En deux ans, on a connu une croissance exponentielle. L’année dernière, le chiffre d’affaires a augmenté de 200% !, se réjouit Pétronille Chepeau. Et on se sent bien ici. » A tel point que les deux dirigeants ont convaincu une de leur relations de s’installer à la pépinière.

Cédrick Pommier (au premier plan) prône la mixité sociale au sein de son équipe de coach sportifs.
Il donnait des cours de sport à certains entrepreneurs de la Miel. Parmi eux, Pétronille Chepeau. Celle-ci lui conseille un jour d’installer son activité dans la pépinière. Cédrick Pommier écoute son conseil. Depuis le mois d’octobre 2015, l’entrepreneur développe son activité de coaching sportif pour particuliers et entreprises à La Courneuve. Une décision importante pour le dirigeant, qui est passé de l’auto-entrepreunariat à la start-up l’année dernière. S’installer en Seine-Saint-Denis n’a provoqué aucune appréhension chez Cédrick Pommier. Seul un point le préoccupait : « Ce n’est pas très bien desservi en transports. Mais ce n’est pas grave, je suis véhiculé, et j’habite dans le XVIIIe arrondissement de Paris, ce n’est pas loin ».
Depuis qu’il s’est installé à la pépinière, Cédrick Pommier ne s’est jamais senti en insécurité : « Il ne s’est rien passé, ce n’est pas l’image donnée par certains JT ! » Il apprécie la vie du quartier et a créé du lien avec les commerçants du quartier : « Dès qu’on se croise, on discute, l’ambiance est très sympa ».
Comme les dirigeants de Wadiga.com, l’entrepreneur veut contribuer au développement de la Seine-Saint-Denis. Pour cela, lui aussi n’hésite pas à employer des stagiaires issus des quartiers populaires : « Pour le moment, je n’ai pas de salariés. Pour des postes de commerciaux et en communication, je prends beaucoup de stagiaires en BTS qui viennent des cités du département. Ils restent ici deux mois. » Le dirigeant de Sportoquotidien veut aider ces jeunes à mieux connaître le monde de l’entreprise : « Ils en ont une vision négative. C’est un monde obscur pour eux, ils s’en sentent exclus. Je veux leur montrer qu’ils y ont toute leur place. Ils ne doivent pas avoir de complexes ! » Et ce travail porte ses fruits : « Lorsque des jeunes ont fini leur stage la semaine dernière, ils étaient tristes, ils me disaient : ‘‘On veut revenir monsieur !’’ »
Pour son équipe de quatre coachs sportifs vacataires, l’entrepreneur a noué un partenariat avec l’université de Nanterre : « Ils ont une formation qui répond à mes besoins. Dans les jeunes que j’emploie, certains viennent de quartiers du Blanc-Mesnil (NDLR : ville du nord de la Seine-Saint-Denis), d’autres de villes comme Versailles ». Pour Cédrick Pommier, c’est un leitmotiv :
Le dirigeant est pour le moment heureux de son expérience en Seine-Saint-Denis. Tout en reconnaissant que « c’est un département avec beaucoup de pauvreté ». Lui-même fait les frais de la connotation négative qui colle au département : « Dans mon activité de coaching sportif aux particuliers, je me suis construit une clientèle aisée, qui habite dans le XVIe et le XVIIe arrondissement de Paris. Quand de nouveaux clients voient La Courneuve sur ma carte de visite, ils se disent : ‘‘Ça c’est un jeune des quartiers qui tente de créer une entreprise, profitons-en pour négocier les tarifs vers le bas’’. Avec une adresse dans les beaux quartiers, l’effet ‘‘prestation haut de gamme’’ est plus parlant pour le client. » Malgré ces obstacles, Cédrick Pommier parvient à développer son activité en Seine-Saint-Denis. Il donne des cours de coaching à « une dizaine d’entreprises situées à la Plaine-Saint-Denis ». Une manière de s’implanter et de se projeter dans le département.

Ahmed Bouzouaid n’est pas “un idéologue mais un pragmatique”. Selon lui, la pépinière d’entreprise pourrait créer plus de richesse pour le territoire.
« Je suis noir, arabe, musulman. M’installer à La Courneuve, ça n’a vraiment pas été difficile, je suis chez moi ici. » Ahmed Bouzouaid a grandi dans des quartiers populaires, mais à Paris intra-muros. « J’ai vécu au quartier Saint-Blaise, dans le XXe arrondissement, puis à Belleville. Ce sont des quartiers concernés par la politique de la ville ». Après des études de sociologie et d’urbanisme, il décide de se lancer dans l’entreprenariat en 2011. L’objectif ? Conseiller des acteurs publics et privés qui souhaitent se lancer dans des projets de développement des quartiers populaires. « On exerce dans le conseil, la formation et le déploiement opérationnel. Notre rôle, c’est de mobiliser des acteurs dans les quartiers afin que les projets aboutissent. »
Lorsqu’il lance son activité, Ahmed Bouzouaid choisit la pépinière de La Courneuve qui « n’est pas loin de Paris, en dix minutes avec le RER B on est dans le centre de la capitale. Pour moi ce n’est pas vraiment la banlieue ici, c’est surtout une représentation psychologique. » Contrairement à bon nombre d’entrepreneurs de la pépinière qui vivent à Paris, le trentenaire décide de s’installer dans le département et emménage à Saint-Denis. Muse D.Territoires emploie actuellement cinq salariés, dont beaucoup ont connu ou grandi dans des quartiers populaires. Mais pour l’entrepreneur, « ce n’est vraiment pas le premier critère. Ce qui compte, ce sont les compétences. »
Pour le dirigeant de la Muse D.Territoires, le développement des quartiers est donc le cœur de métier, « que ce soit des projets d’écologie urbaine ou le développement économique des territoires ». Ahmed Bouzouaid a notamment lancé en 2014 les “Mercredis gourmands”, dont l’objectif est d’organiser des rencontres entre des entrepreneurs de Seine-Saint-Denis et des mécènes :
D’autres projets ont même une portée internationale : « On travaille sur un partenariat entre Saint-Denis et le quartier d’Harlem, à New-York, un projet assez ambitieux pour faire communier les patrimoines culturels de ces deux territoires. »
Ce champ offre à Ahmed Bouzouaid un succès prometteur, et un chiffre d’affaires en hausse en 2015, passant le cap des 200 000 €. De nombreuses collectivités locales et ministères font appel à Muse D.Territoires, « parce que nous nous sommes placés sur un marché où l’offre est limitée, et notre compétence est reconnue ». L’entrepreneur est aussi bien à l’aise dans les cabinets ministériels que dans les quartiers populaires. Cette capacité d’adaptation est un atout : « J’ai grandi dans des cités, je maîtrise les codes pour m’y faire accepter. Ici, aux 4000, tout le monde me connaît. Pour plaisanter, certains m’appellent le maire de La Courneuve ! » Grâce à cela, l’entrepreneur peut mener à bien les projets pour lesquels il est sollicité : « On joue un rôle essentiel de passerelle entre les habitants et les acteurs institutionnels, qui ont une méfiance réciproque. »
Son implication dans la politique de la ville permet à Ahmed Bouzouaid de poser un regard critique sur le rôle des pépinières d’entreprises implantées dans les quartiers, à l’image de la Miel. « Pragmatique et pas idéologue », il juge que tout n’est pas parfait : « A la base, cela devait favoriser le développement économique du quartier. En réalité, les pépinières attirent surtout des entrepreneurs extérieurs. Selon moi, cela ne crée pas assez d’emploi ni de richesses dans les territoires. »
Pour que plus d’habitants des quartiers accèdent à l’entrepranariat, Ahmed Bouzouaid veut débrider la perception qu’ont les locaux de ces initiatives : « Il faut commencer par changer l’image des pépinières. Ça paraît trop institutionnel, et ça fait peur aux habitants qui se mettent un plafond de verre. Autre problème : les critères de sélection. Faire des business-plan sur cinq ans, ce n’est pas utile dans le monde instable d’aujourd’hui. »
Selon le dirigeant, d’autres critères sont autant voire plus importants :
Des atouts qu’Ahmed Bouzouaid et d’autres entrepreneurs tentent de cultiver au sein de la pépinière. Au quotidien, ils agissent pour faire émerger des quartiers populaires de Seine-Saint-Denis des entrepreneurs en sommeil.