Chaque année en France, entre 2000 et 3000 enfants décèdent des suites de leur prématurité, selon l’association SOS Préma. Ces situations de grande souffrance sont régies par la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie, dite loi Leonetti. « Mais elle n’a pas été pensée pour les nouveau-nés, estime Jean-François Magny, chef du service Pédiatrie et réanimation néonatales à l’hôpital Necker-Enfants malades, à Paris. Donc on l’applique au mieux, en l’adaptant à la spécificité de la période néonatale. »
quand le décès survient dans les 27 jours suivants la naissance
Prématurité
quand la naissance intervient avant 37 semaines d’âge gestationnel
Au moins a‑t-elle permis de poser un cadre juridique. Avant cette loi du 22 avril 2005, quand tout avait déjà été tenté en réanimation, il n’était pas rare que des arrêts de vie soient pratiqués. Si l’enfant était trop lourdement handicapé, les équipes considéraient qu’il était de leur responsabilité médicale de faire en sorte qu’il ne quitte pas le service de l’hôpital. Cette approche, qui pouvait s’apparenter à de l’euthanasie, était illégale, mais tolérée en néonatologie. Saisi en 2000, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) avait émis de nombreux doutes sur la légitimité de cette pratique.
La loi Leonetti va bousculer les habitudes, changer le quotidien des équipes soignantes. « Un médecin a le droit de ne pas entreprendre des traitements ou d’arrêter des traitements s’il considère qu’ils entrent dans le cadre de l’obstination déraisonnable », explique Jean-François Magny. La loi a aussi apporté le droit de prescrire des antalgiques, sédatifs et anxiolytiques dans le but de soulager la douleur du patient « même si cette prescription va accélérer un peu les choses et faire que le patient va mourir plus vite », ajoute-t-il.
Parmi ces traitements, on retrouve l’alimentation et l’hydratation artificielles (AHA). « Cette pratique n’était absolument pas utilisée auparavant. Elle l’est devenue, notamment en réanimation néonatale », détaille Véronique Fournier, directrice du centre d’études clinique (CEC) de l’hôpital Cochin, à Paris. Ce qui revient à une prise en charge palliative — soulager sans guérir — pour accompagner l’enfant vers la mort.
Cette nouvelle méthode, qui a l’avantage d’être légale, a l’inconvénient d’être difficile à supporter. Pour les parents, mais aussi pour les équipes soignantes. Arrêter l’AHA, c’est laisser un bébé mourir de faim. Tous les services n’ont pas réussi à s’y résoudre « moyennant quoi ils ont laissé des enfants sortir dans un état lamentable, devenus depuis de grands polyhandicapés », avise-t-elle.
D’un point de vue moral, ranger l’AHA dans la case « traitements » est discutable. Certains considèrent la nutrition comme un soin, auquel a droit toute personne, au même titre que la toilette par exemple. Un contre-sens selon Jean-François Magny. Le pédiatre est catégorique : dès que l’on se sert de moyens médicaux, il s’agit de traitements. « Ça ne gêne personne qu’on enlève à un enfant, qui a besoin d’une assistance respiratoire, un tuyau qui entre dans le nez, va dans la tranchée et lui amène de l’air, avance-t-il. Par contre, enlever à un enfant, dépendant d’une autre fonction comme la nutrition, un tuyau qui entre dans la bouche, va dans l’estomac et lui apporte la nutrition, ça bloque. Pourquoi faire une hiérarchie entre deux fonctions vitales : la respiration et la nutrition ? » La comparaison se veut volontairement provocatrice.
Très vite après l’entrée en vigueur de la loi, Véronique Fournier et le CEC sont sollicités sur cette question sensible. Ils décident alors de lancer une étude sur l’arrêt de l’AHA, dont un volet entier concerne les nouveau-nés (voir graphique en bas de page). Les résultats paraissent en décembre 2013. Trois manières d’appliquer l’arrêt de l’AHA sont alors distinguées.
Le taux de la mortalité néonatale en France en 2010, selon le rapport EURO-PERISTAT. Il était de 2,6‰ en 2003. Les taux varient de 1,2 à 5,5 en Europe. La France se situe au 17e rang
Mais chaque cas est unique. Même si l’AHA est stoppée, un enfant peut survivre plusieurs jours, voire plusieurs semaines dans certains cas. « Il ne faut pas que l’enfant souffre de l’arrêt de l’AHA, que ça ne se voit pas sur son corps, que jamais les parents ne puissent penser que leur enfant est mort de faim, insiste la directrice du CEC. Voir un enfant qui perd sa chair et devient squelettique, c’est épouvantable, pour les parents, comme pour les aides soignants et infirmières qui s’en occupent au quotidien. » Myriam Dannay, psychologue au sein de l’association SOS Préma abonde : « Il y a tout un imaginaire lié à cette pratique et les parents souffrent ne pas remplir une fonction de base : nourrir son enfant. »
L’étude a établi que le temps de survie de l’enfant, une fois l’AHA arrêtée, ne doit pas excéder quelques jours : un temps suffisamment long pour laisser aux parents le temps de lui dire au revoir et assez court pour que son corps ne soit pas trop décharné. Mais le procédé est instable. Pour rester dans les limites de la loi, les médecins sont censés privilégier le laisser mourir au faire mourir.
Tout est mis en oeuvre pour que la décision soit la plus collégiale possible. « Il y a des éléments indiscutables, comme les résultats d’examens, mais chacun a son appréciation, rappelle Jean-François Magny. Ce qui est subjectif, c’est la projection sur le devenir de l’enfant. Dans mon service, pour prendre la décision d’arrêter le traitement, il faut qu’il y ait l’unanimité, que tout le monde soit d’accord sur le pronostic clairement défavorable. » « C’est le dilemme de la réanimation néonatale : on ne sait pas comment l’enfant va s’en sortir », renchérit Véronique Fournier.
Cette collégialité de la décision enlève un poids aux membres de l’équipe soignante. La responsabilité est partagée. La décision finale revient au corps médical. Mais la loi a introduit une nouvelle notion : consulter l’avis des parents. Dans la pratique, on les sonde mais la destinée de leur enfant leur échappe. Une évidence pour le pédiatre : « Un, les parents n’ont pas les compétences médicales. Deux, c’est une culpabilité énorme. Trois, les deux ne sont pas forcément d’accord. La loi les protège. Ils ne s’en rendent pas compte. »
Manon a perdu son premier enfant après seulement quelques semaines en janvier 2012. Lou, sa fille, a fini par succomber après un arrêt cardiaque. « On a eu la chance de ne pas devoir prendre la décision. Votre fille est partie d’elle-même nous a‑t-on dit. S’il avait fallu faire le choix ? C’est horrible, mais j’aurais tué mon enfant. J’espérais qu’on ne m’impose pas de faire un choix. Ne pas me donner le pistolet. »
Depuis, cette mère de famille a eu un deuxième enfant et s’investit bénévolement au sein de SOS Préma, en se mettant notamment à l’écoute de parents confrontés à la mort de leur nouveau-né. « J’en ai connu qui ont pris la décision, dit-elle. Ils sont dévastés. Une maman me dit que ça fait trois ans qu’elle pleure. Elle me répète : j’ai tué ma fille. »
Il arrive, dans certains cas, rares mais encore plus difficiles à vivre, que les parents soient en désaccord avec la décision des médecins. Dans le service de réanimation néonatale de Necker, cela a concerné 6% des cas ces deux dernières années. « On essaye toujours de donner du temps aux parents, pour qu’ils acceptent ce qu’on leur dit, c’est à dire accepter l’inacceptable : la mort de l’enfant », rappelle-t-il.
Malgré les efforts, quand les parents ne veulent entendre raison – parfois pour des raisons religieuses –, les équipes soignantes finissent par se ranger derrière l’avis des parents. « C’est vrai que c’est difficile pour les équipes d’aller contre et c’est d’autant plus difficile que c’est l’enfant qui paye », reconnaît Véronique Fournier.
le nombre d’enfants inclus dans l’étude du Centre d’études clinique de Cochin. Ils sont nés à un âge gestationnel moyen de 36 semaines avec un poids moyen à la naissance de 2,570 kg
Cette donnée est sous-entendue par la loi Leonetti. « Avant, le mot d’ordre consistait à protéger les parents au maximum, insiste Jean-François Magny. On leur disait : votre enfant ne peut pas vivre. Il a des lésions cérébrales, il va mourir. On arrêtait les traitements et on ne disait rien. » Leur consultation préserve les équipes soignantes et leur retire un poids mais met les parents dans l’embarras. « Quelque soit la façon dont on tourne les choses, ils ne sont pas idiots, ils ont le sentiment qu’on leur demande s’ils sont d’accord, que c’est à eux de décider, appuie-t-il. Ça les assomme. »
Parfois, l’inverse se produit. Les parents demandent à laisser partir l’enfant, quand bien même les médecins expliquent qu’il est encore possible qu’il puisse avoir une vie normale. Ce fut le cas en septembre 2014, avec l’affaire du petit Titouan.
Toutes ces problématiques ont nourri Jean Leonetti (LR) et Alain Claeys (PS) dans l’élaboration de la nouvelle loi pour les personnes en fin de vie, adoptée le 2 février 2016. Véronique Fournier a notamment été auditionnée à plusieurs reprises. Les deux députés se sont aussi appuyés sur l’avis du CCNE de 2014, qui estimait « souhaitable que la loi soit interprétée avec humanité afin que, grâce à la manière de mener la sédation, le temps de l’agonie ne se prolonge pas au-delà du raisonnable » chez le nouveau-né.
L’introduction dans le texte de la possibilité de sédation profonde – utilisation de moyens médicamenteux visant à endormir définitivement l’enfant – tend à prouver que le message a été entendu. « La loi se rapproche de la réalité du terrain », estime Jean-François Magny. Lui le sait : l’appliquer avec humanité, c’est aussi pouvoir décider du temps de vie de l’enfant pour le bien de tous. L’imprécision relative de la loi dans le choix des mots laisse une certaine capacité d’appréciation, une marge de manœuvre dans l’administration des sédatifs.
Le modèle parfait n’existe pas. L’actuel offre un cadre juridique précieux, protège parents et soignants. Pour tous, il serait inconcevable de revenir en arrière. Mais aucune loi ne peut les épargner de cette confrontation irréelle, où ils sont amenés à réfléchir à la façon la plus humaine de retirer la vie à celui qui vient de l’obtenir.
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