« J’avais promis, je tiens mes promesses. » Dans le sas d’entrée exigu du ministère du Travail, rue de Grenelle à Paris, François Ruffin s’adresse avec un sourire à l’hôtesse de l’accueil, le jeudi 10 mars. Après lundi, c’est la seconde fois de la semaine qu’il se présente à ce comptoir, avec la même demande : une interview filmée avec un conseiller pour poser une question sur l’avant-projet de loi sur le travail de Myriam El Khomri.
Le rédacteur en chef de Fakir, un journal indépendant, cherche à savoir si les personnes licenciées à la suite d’une délocalisation seraient protégées en cas d’adoption du texte. Le cas de l’usine textile ECCE, par exemple, serait-il reproductible ? L’entreprise, ancien sous-traitant du groupe LVMH à Poix-du-Nord (Nord), a été délocalisée en 2007, en Pologne, puis en Bulgarie. Dans son film Merci Patron !, François Ruffin revient sur les lieux de cette délocalisation huit ans plus tard. Les quelque cent mille personnes qui ont déjà vu le film ont découvert le militantisme du journaliste de Fakir (et son humour omniprésent). Ce jeudi, le militant a repris son rôle de journaliste. Sans schizophrénie.
Savoir arracher une interview
Au ministère, sous le regard interdit des vigiles et concentré de son cameraman, François Ruffin fait sonner le téléphone de plusieurs membres de l’équipe de communication du ministère du Travail. Un conseiller le rappelle. Il lui donne l’assurance de recevoir une réponse écrite, technique, par email. Impossible d’obtenir l’interview filmée. François Ruffin s’entête. Il décide de rester dans le vestibule jusqu’à ce que sa demande soit satisfaite. « Je vais rester ici jouer à Pac-Man sur mon ordinateur toute l’après-midi si besoin », annonce-t-il à une interlocutrice.
Dans l’intervalle, il documente son travail, contacte plusieurs personnes susceptibles de « commenter la loi, faire vivre le débat ». Toutes à charge, il est vrai : Frédéric Lordon, un économiste « atterré », Xavier Mathieu, le leader de la lutte des Conti, Pierre Rimbert, du Monde diplomatique, Pierre Jacquemain, ancien membre du cabinet de la ministre qui a démissionné et critiqué la loi publiquement. Aucun ne peut se déplacer, les témoignages sont pris par téléphone. L’argumentaire contradictoire devrait arriver la semaine prochaine, si le journaliste obtient son interview.
Entre deux coups de fil, François Ruffin rédige aussi un communiqué pour les lecteurs de Fakir. Pac-Man attendra. « Nous vous invitons à nous rejoindre au ministère du Travail, pour boire un coup, discuter de notre société. Et obtenir ce putain de rendez-vous ! » Le ton et le contenu de ce communiqué illustrent la facette activiste du personnage, et de son journal. Il cherche à rassembler un groupe de gens pour faire pression sur le ministère et obtenir son interview.
Profession : « Journaliste activiste »
Les cinq personnes qui ont entendu l’appel, arrivées tout au long de l’après-midi, ne se contentent pas de figuration rue de Grenelle. François Ruffin leur donne le numéro de l’équipe de communication de la ministre, et leur demande de poser la même question que lui. Légère impatience au bout du fil à partir du troisième round. Bonjour Tristesse, un des youtubeurs qui avaient lancé le #onvautmieuxqueca a aussi décidé de venir, et signe une courte prestation devant la caméra de Fakir.
Ce jour-là, le côté militant reste néanmoins subordonné à un objectif journalistique. « Aujourd’hui, je veux juste une réponse à une question. Après, on peut la juger orientée, mais c’est comme quand le Parisien fait sa une sur les pays qui ont déjà essayé la réforme. C’est un petit peu orienté aussi ».
Dans d’autres événements de Fakir, l’engagement social prend le dessus. Samedi 12 mars à Amiens, une manifestation a rassemblé entre 1000 et 3000 personnes devant le palais de justice qui avait condamné des salariés de Goodyear, de l’usine Continental de Clairoix et des membres de la Confédération paysanne. Des danses, des chants, une fanfare, et surtout un appel à une mobilisation plus large. « Sans vous, on ne peut rien. Avec vous, on peut beaucoup », a écrit Ruffin dans le compte-rendu de la journée. Un autre rassemblement est prévu le 31 mars, après la manifestation contre la loi travail. Les participants passeront la nuit dans un endroit particulier pour débattre, et profiter d’une projection.
Sa dualité, entre journalisme et militantisme, François Ruffin l’assume. « Je suis un journaliste activiste. Si tu veux faire bouger les choses, surtout quand tu es aussi petit que Fakir, tu ne peux pas te contenter d’informer. D’ailleurs, c’est peut-être vrai pour la presse en général. »

L’humour de François Ruffin, tout un style
Vers 18 heures, la réponse tombe enfin. François Ruffin sera reçu dans le courant de la semaine prochaine, pour un entretien filmé. « Je suis content, je peux m’en aller, avoue-t-il en s’éloignant sur le trottoir. Une amie arrivait avec un sac de couchage pour que je passe la nuit ici. »
Crédits photo : Laure Andrillon / Emre Sari