Dany Caligu­la, le Sta­girite, Usul, Buffy Mars, Osons causer, Bon­jour Tristesse : ces pseu­do­nymes aux références hétéro­clites sont ceux d’un groupe de blogueurs et Youtubeurs qui ont créé le hash­tag #OnVa­ut­Mieux­Que­Ca le 24 févri­er. La vidéo de lance­ment a été vision­née plus de 600 000 fois en 24 heures sur Face­book, et son slo­gan a aus­si inondé Twit­ter et Youtube de mil­liers de témoignages de tra­vailleurs en colère.

En relayant ces expéri­ences, le col­lec­tif « On vaut mieux que ça » entend don­ner la parole aux inter­nautes pour mon­tr­er au gou­verne­ment le mau­vais traite­ment qui leur est fait quo­ti­di­en­nement au tra­vail. Leur exi­gence est claire : le retrait total de l’a­vant-pro­jet de loi El Khom­ri, du nom de la min­istre du tra­vail qui le porte.

Cette loi compte mod­i­fi­er le droit du tra­vail en accor­dant davan­tage de flex­i­bil­ité aux entre­pris­es, au détri­ment par­fois de la pro­tec­tion des tra­vailleurs. Le col­lec­tif s’y oppose, mais ne pro­pose pas d’al­ter­na­tive : selon ses mem­bres, cette mobil­i­sa­tion numérique est une « plate­forme d’ex­pres­sion » qui n’a pas voca­tion à être une force de proposition.

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Ils sont une trentaine — tra­vailleurs, chômeurs, étu­di­ants — pour faire fonc­tion­ner ce collectif 

« Il y avait quelque chose dans l’air depuis un moment, racon­te celle qui s’ex­prime sur Twit­ter sous le nom de Charles Salmacis, et la loi tra­vail a pré­cip­ité les choses. » Depuis dix jours, cette étu­di­ante de 22 ans récep­tionne et trie les témoignages qui parvi­en­nent au col­lec­tif par mail, pen­dant que d’autres s’oc­cu­pent des fils Twit­ter, pages Face­book et chaînes Youtube.

Ils sont une trentaine de tra­vailleurs, d’é­tu­di­ants et de chômeurs à se répar­tir les tâch­es après s’être fédérés via les réseaux soci­aux. Cer­tains sont des petites stars sur Inter­net, comme Bon­jour Tristesse, « spé­cial­iste des coups de gueule » sur la toile. Il cumule plus de 11 mil­lions de vues sur ses vidéos où il réag­it de manière vir­u­lente à l’ac­tu­al­ité, depuis son canapé. D’autres sont des anonymes de Youtube, novices en la matière, un peu désem­parés face à un suc­cès auquel ils ne s’at­tendaient pas. Si cer­tains sont d’an­ciens mil­i­tants, la majorité d’en­tre eux n’a jamais adhéré au moin­dre par­ti. Leur ini­tia­tive se revendique « poli­tisée, mais pas poli­tique »« Nous avons une fibre de gauche évi­dente, mais com­pos­ite et plurielle, résume Charles Salmacis. Nous sommes indépen­dants de tout parti. »

Le but du col­lec­tif, c’est de bris­er la réti­cence des citoyens qui ne se sen­tent pas légitimes pour par­ler poli­tique. Les inter­nautes racon­tent la pres­sion qu’ils ressen­tent au tra­vail, par­fois mon­trant leurs vis­ages, par­fois ne prê­tant que leurs voix ou ne voulant témoign­er que par écrit. Un jeune chômeur mon­tre face-caméra la pile des con­trats, d’une après-midi ou d’une semaine, qu’il a accu­mulée depuis un an qu’il cherche du tra­vail. Un geek racon­te qu’il fait un « boulot de merde » dans lequel on le prend pour un robot. Une sta­giaire explique qu’une même entre­prise lui a fait plusieurs con­ven­tions de stage pour éviter de la pay­er en l’embauchant plus de deux mois d’af­filée. Une employée se plaint de crois­er des souris dans son bureau. Une autre explique que son patron lui décon­seille de tomber enceinte si elle veut garder sa place. Le ton des témoignages est tan­tôt léger tan­tôt som­bre : on y par­le autant des paus­es pipi dont le temps est décomp­té du salaire, que du col­lègue qui a ten­té de se sui­cider parce qu’il étouf­fait au travail.

Com­pren­dre le pro­jet de loi ? Il suf­fit d’un peu de temps et de café Big Broth­er, mem­bre du collecif

« Les hommes poli­tiques sont les moins con­cernés par le monde du tra­vail, et ce sont pour­tant eux qui en par­lent à notre place », affirme Big Broth­er, 23 ans. « Chômeur diplômé », il a rejoint le col­lec­tif quelques jours après sa créa­tion. Jusque-là, il ne fai­sait que « de petites vidéos sur la musique, qui ne fai­saient même pas 200 vues sur Youtube ». Il ne par­lait jamais de poli­tique en son nom pro­pre, et con­sid­ère « ne pas être très calé dans le domaine ». Mais pour lui, « tout le monde est com­pé­tent en poli­tique, parce que la poli­tique con­cerne le peu­ple ». Pour com­pren­dre et éval­uer le pro­jet de réforme du droit du tra­vail, « il suf­fit d’un peu de temps et de café ». Quand on lui fait remar­quer des approx­i­ma­tions qui traî­nent dans les vidéos des Youtubeurs décor­ti­quant le pro­jet de loi, il pré­cise que « l’er­reur est humaine », et que « les gens sont suff­isam­ment intel­li­gents pour faire la dif­férence entre les for­mules de style, qui exagèrent un peu, et la pen­sée pro­fonde ».

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en mil­lion le nom­bre de vues que la vidéo de lance­ment a cumulé sur Face­book en moins de dix jours.

Le col­lec­tif plaide pour le retrait de l’a­vant-pro­jet de loi El Khom­ri, mais n’y pro­pose pas d’al­ter­na­tive : « Ce n’est pas notre rôle, explique Charles Salmacis. Nous ne sommes pas dans l’échiquier poli­tique, nous n’avons pas d’a­gen­da pré­cis. On laisse ça aux par­tis. Nous n’avons pas for­cé­ment besoin d’avoir une propo­si­tion, puisque notre rôle c’est de repoli­tis­er la prise de parole, et c’est déjà pas mal. » Big Broth­er pré­cise que le col­lec­tif « ne s’est pas con­certé à 100% sur une pos­si­ble alter­na­tive », mais qu’à titre per­son­nel il souhait­erait une « vraie con­cer­ta­tion pop­u­laire, avec tirage au sort de citoyens pour par­ler avec le gou­verne­ment, et pourquoi pas une série de référen­dums autour d’idées un peu vagues sur le tra­vail ».

Le but n’est pas de dia­loguer avec le gou­verne­ment mais avec les gens Charles Salmacis, mem­bre du collectif

La volon­té du col­lec­tif n’est pour­tant pas de s’ou­vrir à la con­cer­ta­tion. « Il n’y a pas de place pour le com­pro­mis, affirme caté­gorique­ment Charles Salmacis. Le but n’est pas de dia­loguer avec le gou­verne­ment mais avec les gens ». Le 25 févri­er, le gou­verne­ment a créé le compte Twit­ter @LoiTravail pour jouer dans la même cour que les vidéastes. Une ini­tia­tive qui ressem­ble à un échec puisque elle a été détournée et par­o­diée par les inter­nautes avec qui elle souhaitait dia­loguer. « Ce compte Twit­ter me fai­sait plus penser à Tchoupi qu’à un compte Twit­ter poli­tique », se moque Big Broth­er, qui y voit un « coup de com’ lam­en­ta­ble et infan­til­isant ». Aucun échange entre le col­lec­tif et le gou­verne­ment n’a suivi.

« Nous ne sommes ni des porte-paroles ni des meneurs, mais des relais », prévient Charles Salmacis. Le col­lec­tif ne souhaite faire émerg­er aucune per­son­nal­ité, et ne dicter aucune atti­tude. L’or­gan­i­sa­tion en interne est d’ailleurs hor­i­zon­tale, et le col­lec­tif veille à faire tourn­er les appari­tions médi­a­tiques pour éviter que l’un des pseu­do­nymes n’en devi­enne la star. « On ne veut pas que le mou­ve­ment s’in­car­ne autour d’un avatar pré­cis », répè­tent les Youtubeurs en redirigeant les jour­nal­istes vers des voix qui ont été moins enten­dues. Charles Salmacis pré­cise que « le hash­tag est là pour que les gens s’en empar­ent ».

Ce n’est pas de la mobil­i­sa­tion, encore moins de l’in­sur­rec­tion, c’est juste faire ouin ouin chez soi en caleçon Ter­rene Trash, youtubeur hos­tile au collectif 

Ter­rene Trash, con­frère youtubeur, s’est emparé du hash­tag des fron­deurs de la Toile, mais pour le cri­ti­quer. « Si tout ce que tu peux faire en matière de mobil­i­sa­tion poli­tique c’est un hash­tag, tu vaux pas mieux que ça », lance-t-il dans une tri­bune vidéo. Il résume le mou­ve­ment à un « hash­tag pas con­tent », et le car­i­ca­ture en pro­posant à ses audi­teurs : « abonne-toi pour sauver les dauphins ». En cause, ce qu’il appelle « l’il­lu­sion d’a­gir sur inter­net ». « Ce n’est pas de la mobil­i­sa­tion, encore moins de l’in­sur­rec­tion, c’est juste faire ouin ouin chez soi en caleçon », affirme-t-il. La poli­ti­sa­tion numérique voulue par le col­lec­tif en reste selon lui à une poli­ti­sa­tion virtuelle, qui ne fait que diluer un débat social pour­tant essen­tiel. Il refuse d’ap­plaudir der­rière son écran : « Un hash­tag ce n’est pas mieux que rien, parce que ça canalise dans un truc com­plète­ment vain une énergie qui pour­rait servir à chang­er le monde ».

Ter­rene Trash rap­pelle que « le hash­tag est de plus en plus util­isé pour tout et n’im­porte quoi ». Dès le début, le lien entre les témoignages et le pro­jet de loi El Khom­ri lui sem­blait ténu, et la méth­ode du col­lec­tif para­doxale : « Cette mau­vaise expéri­ence que les témoins ont eue, ils l’ont eue avec le code du tra­vail actuel, pas avec un avant-pro­jet de loi », fait-il remar­quer. Selon lui, il aurait fal­lu « racon­ter les fois où le code du tra­vail a pro­tégé des tra­vailleurs », par des mesures vouées à dis­paraître avec la réforme El Khom­ri. Il appelle, pour sa part, à une mobil­i­sa­tion active : que les inter­nautes écrivent à leurs députés, et pourquoi pas, que des Youtubeurs émer­gent en poli­tique en dehors de tout par­ti. « Si j’avais plus de 10 000 abon­nés comme cer­tains du col­lec­tif, imag­ine-t-il, je me présen­terais aux lég­isla­tives ».

La mobil­i­sa­tion numérique est néces­saire, mais elle ne dis­pose pas des out­ils suff­isants pour aller plus loin dans les mois qui vien­nent Bastien Lachaud, respon­s­able de la stratégie numérique de Jean-Luc Mélenchon

Par­fois soupçon­né de fricot­er avec les par­tis de gauche, le col­lec­tif « On vaut mieux que ça » insiste sur son indépen­dance et ne compte pas se lancer dans la moin­dre élec­tion. Jean-Luc Mélen­chon, qui exige lui aus­si un retrait total du pro­jet de loi, a salué le hash­tag sur Twitter.

Mais Bastien Lachaud, respon­s­able de la stratégie numérique pour la cam­pagne 2017 de Mélen­chon, affirme qu’il n’y a « aucune ten­ta­tive de récupéra­tion poli­tique dans ce sou­tien ». « Cette ini­tia­tive agit en dehors des cadres tra­di­tion­nels et met en évi­dence le fait qu’il y a en France un peu­ple con­scient et révolté, analyse-t-il. Pour la suite, il fau­dra de toute façon redonner la parole aux syn­di­cats. La mobil­i­sa­tion numérique est néces­saire, mais elle ne dis­pose pas des out­ils suff­isants pour aller plus loin dans les mois qui vien­nent, et qui seront décisifs pour le droit du travail. »

Le col­lec­tif, pour­tant, croit à son influ­ence sur le long terme. Il compte redou­bler d’ef­forts, et recruter davan­tage. Il promet des vidéos qui « dis­sèquent le pro­jet de loi d’un point de vue tech­nique » et « de nou­veaux témoignages, avec des patrons aus­si ». Que la mobil­i­sa­tion en reste au cri de colère ou que le bruit autour de l’opéra­tion s’es­souf­fle n’a pas l’air d’in­quiéter Big Broth­er. Selon lui, le report de deux semaines de la présen­ta­tion du pro­jet de loi en con­seil des min­istres est déjà une vic­toire : « Ce pro­jet est mort-né, lance-t-il, con­fi­ant. Il ne peut plus pass­er ».